La religion

 

 

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Introduction

I. Nature

A. Définition

B. Spécificité

C. Formes

II. Origine

A. Tentatives d'explications
1. Nietzsche
2. Marx
3. Freud

B. Irréductibilité du besoin religieux

III. Approches philosophiques de la religion

A. Distanciations
1. Epicure et Lucrèce
2. Philosophes des lumières

B. Prises en compte

1. Augustin
2. Thomas d'Aquin
3. Pascal
4. Kierkegaard

 

Conclusion

Introduction

 

La religion apparaît en même temps que la pensée ! Par la pensée, l'esprit humain imagine au-delà des apparences immédiates, matérielles, une présence invisible au cœur de celles-ci. Et elle apparaît avec le refus de la mort, dans l'aspiration à la Vie au-delà la vie.

La religion a occupé une place centrale dans les cultures humaines. Contemporaine de l'avènement de l'humanité, avec les pratiques funéraires qui témoignent de l'existence de rites et de croyances archaïques véhiculant une expérience collective d'un au-delà de la vie matérielle, la religion est une des principales composantes des cultures humaines.

Problématique adoptée :

Quelle est la nature de la religion ?
A quels besoins répond-elle ?
Quel sens les philosophes lui reconnaissent-ils ?

 

 

Première partie : nature de la religion

 

A. Définition

 

Définir LA religion ne va pas de soi en raison de la diversité des religions. Cf. Hétérogénéité entre bouddhisme primitif, « religion » sans dieux ni culte, et les autres religions (avec croyances et cultes rendu à des dieux). Moyen de surmonter la difficulté : partir de l'étymologie du mot « religion ».

L'étymologie du terme religion reste incertaine ; elle est controversée depuis l'Antiquité. Les auteurs chrétiens se plaisent à expliquer le latin religio par les verbes ligare, religare, lier, relier. La religion serait un lien de piété, elle aurait pour objet les relations qu'on entretient avec la divinité, elle signifierait attache ou dépendance. Une autre origine est plus probable, signalée par Cicéron. Religio se tire de legere, cueillir, ramasser, ou de religere , recueillir, recollecter. Toutefois ce dernier verbe, attesté seulement par un participe, est une restitution. D'après le linguiste Émile Benveniste, il voulait dire : revenir sur ce qu'on fait, ressaisir par la pensée ou la réflexion, redoubler d'attention et d'application. En conséquence, religion est synonyme ici de scrupule, de soin méticuleux, de ferveur inquiète."Nommons religieux, écrit Michel Serres, ce qui nous rassemble ou relie en exigeant de nous une attention collective sans relâche telle que la première négligence de notre part nous menace de disparition." "Cette définition, précise-t-il, mélange les deux origines probables du mot religion, la racine positive de l'acte de relier avec la négative, par l'inverse de négliger." (Statues, Ed. Flammarion, Champs p. 47)

Le concept religieux par excellence auquel conduisent ces deux racines, positive et négative, est de toute évidence celui de « heiligkeit », qui nomme le caractère de ce qui est à la fois saint et sacré :
• saint = indemne, sans compromis avec les forces de mor
• sacré = inviolable, intouchable

Aussi la religion peut-elle se définir comme foi en la vie et culte, au sens de soin, rendu à celle-ci. « La religion du vivant, n'est-ce pas là une tautologie ? Impératif absolu, loi sainte, loi de salut : sauver le vivant comme l'intact, l'indemne, le sauf (heilig) qui a droit au respect absolu, à la retenue, à la pudeur. » (Jacques Derrida, Foi et Savoir, p. 75)

 

 

B. Spécificité

La vision religieuse des choses se distingue des visions philosophiques et scientifiques par son caractère foncièrement affectif. L'expérience du sacré est de nature essentiellement intime, de caractère émotionnel, même si elle fait le plus souvent l'objet de rationalisations, plus ou moins systématiques selon les religions. D'ailleurs Pascal, soucieux de bien distinguer le Dieu de la religion du "Dieu des philosophes et des savants", opposait l'ordre du coeur de celui de la raison. Cf. Pensée 449

Pascal sait bien que le fondateur de la religion chrétienne, à laquelle il adhère lui-même, Jésus de Nazareth, ne transmet pas un savoir auquel ses disciples devraient adhérer en raison. Il demande à ceux qui partage son amour de le suivre !

En distinguant trois âges dans l'évolution intellectuelle de l'humanité, Auguste Comte reconnaît indirectement tant le caractère originaire que la spécificité de l'attitude religieuse. Mais son positivisme le conduit à considérer la religion comme étant un rapport spirituel au monde rendu caduque d'abord par la philosophie, sous sa forme métaphysique, puis par la science, positive, qui fait reposer son savoir sur la seule expérience des faits. Ce en quoi, il méconnaît le caractère existentiel de l'expérience religieuse, qu'aucun savoir scientifique n'est parvenu à remplacer, ainsi que le montre le besoin religieux de nombreux savants.

Aussi la religion peut-elle se définir comme foi en la vie et culte, au sens de soin, rendu à celle-ci. « La religion du vivant, n'est-ce pas là une tautologie ? Impératif absolu, loi sainte, loi de salut : sauver le vivant comme l'intact, l'indemne, le sauf (heilig) qui a droit au respect absolu, à la retenue, à la pudeur. » (Jacques Derrida, Foi et Savoir, p. 75)

 

 C. Formes

Dans son étude consacrée à la religion, Durkheim tendait à confondre le phénomène religieux avec le fait social. Bergson récuse en partie une telle assimilation en 1932 dans les deux sources de la morale et de la religion. Bergson fait remarquer, en parlant du Christianisme, qu'à une religion " qui était encore essentiellement nationale on substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres (dans le judaïsme) par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s'exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d'amour et qui aimait l'humanité entière " (Les Deux Sources de la morale et de la religion ). Ce disant Bergson distingue " deux sources " à la religion : une source sociale et une source spirituelle, de nature essentiellement différentes. Il définit l'une, sociale, comme étant close et l'autre, spirituelle, comme étant dynamique et ouverte. Est clos tout système enfermé dans des règles rigides (la pure observance des rituels religieux), habitudes produites par la société. Est ouvert ce qui exprime un élan spirituel : la religion dynamique des grands mystiques qui transporte l'âme au-delà d'elle-même et offre une saisie immédiate du divin et de Dieu.

 

 

Deuxième partie : origine de la religion

 

A. Tentatives d'explications psychologiques et sociologiques de Marx, Nietzsche et Freud, "maîtres du soupçon" (Ricoeur)

 

1. Nietzsche 1

Comment l'idée de Dieu et la religion ont-elles pu germer dans l'esprit des hommes et s'emparer de toute l'humanité ? Nietzsche cherche à comprendre l'extension de la religion sur les masses à partir de la sociologie.

Les dieux ne sont pas descendus du ciel, tout casqués. Ils ont leur origine dans l'esprit des hommes. C'est de l'homme qu'ils tirent leur substance. Nietzsche en fait la " généalogie ". Il nous fait assister à leur surgissement dans " l'intellect d'une humanité primitive et sans maturité " (Aurore § 91) qui, désemparée devant les forces qui se manifestent dans la nature ou en l'homme, en cherche l'explication hors d'elle. Au lieu d'attribuer à une causalité naturelle les phénomènes qui s'y produisent, elle les met au compte de l'arbitraire et de la liberté d'une puissance supérieure. Cf. Volonté de Puissance

Ainsi, la religion apparaît à Nietzsche comme étant une erreur psychologique, ou plus exactement comme une illusion qui tient à une confusion psychologique entre la cause et l'effet. Le comportement religieux qui en résulte est celui d'un naïf berné par sa propre imagination. Incapable de maîtriser les forces qui le dominent, il entretient avec elles des rapports magiques, décalqués sur les rapports interpersonnels. Il s'y prend avec elles comme avec n'importe quelle personne. Pour " dompter cet empire de la liberté ", qui se dresse au-dessus de lui et pour se concilier les faveurs des dieux, il va recourir aux stratégies habituelles en ce domaine. C'est par des supplications et des prières, par la soumission, par l'engagement à s'acquitter d'offrandes et de tributs réguliers, par des célébrations flatteuses qu'il sera possible d'exercer une contrainte sur les puissances de la nature, en ce sens qu'on se les rendra favorables: l'amour enchaîne et on l'enchaîne" (Humain Trop Humain 111).

Le processus de la fabrication des dieux, qui est le fait d'une imagination incontrôlée, relève selon Nietzsche de la pathologie. C'est un délire. L'homo religiosus est un malade qui s'invente une explication personnelle du monde. Il se forge une hypothèse qui envahit son esprit avec une telle violence qu'il n'ose plus croire qu'il en est lui-même le créateur. La félicité qu'il en éprouve est telle qu'il en attribue la cause à un autre, Dieu. Autrement dit, l'homme finit par considérer comme une révélation de Dieu ce qui est une invention jaillie de son esprit. Il projette hors de lui ce qui vient de lui, par un phénomène de dédoublement de la personnalité. La religion vient d'une scission de l'être humain. Cf. Volonté de Puissance.

Si l'homme se livre inconsciemment à ce jeu de dédoublement, c'est parce qu'il y trouve un avantage personnel. D'abord, en comprenant comme une révélation d'en haut ce qui n'est qu'une émanation de lui-même, il soustrait sa propre croyance au doute. Ensuite, face à une vie sans joie, où le malheur guette à chaque tournant, il se donne le moyen d'y échapper et se console de sa dureté en vivant dans l'espérance d'une autre vie.

La religion a donc aux yeux de Nietzsche un soubassement psychologique. Elle ne se comprend pas en entier à partir d'une base aussi étroite. Pour rendre compte de son extension quasi universelle, Nietzsche recourt à un facteur sociologique : toute religion, en tant que comportement de masse, a besoin d'un fondateur qui en développe la logique et l'impose aux autres. Ce fondateur, à vrai dire, ne crée rien. Il ne fait que prendre conscience à une catégorie de gens de ce qu'ils ont en commun. Il est " l'allumette par rapport au baril de poudre " (cf. Gai Savoir ). Son rôle est de donner sens à un style de vie qui lui préexiste. Cf. Gai Savoir

Le fondateur d'une religion est donc un rassembleur par la confiance et le fanatisme qu'il inspire à une certaine catégorie de gens sur laquelle il a jeté son dévolu. De ce point de vue, il y a diversité de religion selon la catégorie de gens à laquelle le fondateur s'adresse. Un fondateur sait capter les aspirations latentes et donner un style à la religion.

Nietzsche distinguera essentiellement deux types de religions, les unes étant des religions du " non ", tel le christianisme qui table sur toutes les valeurs négatives, les autres des religions du " oui ", telle la religion des grecs qui divinise l'animal en l'homme, la vigueur, la jeunesse, bref les valeurs positives. Les unes valorisent ce qu'il y a de plus " vil " en l'homme, les autres ce qu'il y a de plus noble, tout cela étant apprécié à l'aune nietzschéenne. Mais, quelles que soient les valeurs affirmées d'un côté ou de l'autre, le processus sociologique est toujours le même: il s'agit essentiellement d'une conscientisation.

 

2. Marx 1

Cf. Critique de la philosophie du droit de Hegel

L'analyse de Marx contient d'abord une définition théorique de la religion, à vrai dire assez peu originale: Dieu est le reflet " de l'homme, mais un reflet grossi qui donne l'image de l'homme accompli (le " surhomme "). Mais ce processus de transfert à Dieu n'est pas perçu comme tel. Il est mystifié puisque Dieu apparaît comme une réalité autonome, alors qu'il n'est qu'un reflet ". La lutte contre la religion consiste à dissiper cette mystification. Mais cette tâche est déjà accomplie. En disant dès l'entrée que " la critique de la religion est faite en substance ", Marx avoue que sa critique ne vient pas de lui, qu'elle relève du champ idéologique des autres, de Feuerbach et de toute la gauche hégélienne. Pourtant Marx restera fidèle à cette définition jusque dans le Capital (1867) où il écrit: Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel ", encore que le contexte ait changé. Il convient de retenir l'idée fondamentale: la religion est un " reflet ", plus tard Marx dira une " idéologie " dont la racine est l'homme, non pas l'homme abstrait, " hors du monde ", mais l'homme concret, situé dans le monde, pris dans un contexte social précis.

Marx comprend donc la genèse de la religion à la manière de Feuerbach, encore que la base à partir de laquelle s'opère la projection de Dieu soit plus précise et plus concrète. Tout comme Feuerbach, il souligne le caractère " illusoire " de cette opposition homme/Dieu. Le reflet n'est que le rêve (une fantasmagorie, un produit de l'imagination) de ce que l'homme ne possède pas, mais aspire à posséder. Ce reflet est néfaste, car il voile à l'homme sa propre réalité, le détourne de la chercher en ce monde et de réaliser ici-bas ses rêves d'accomplissement. La réappropriation de la réalité humaine passe donc par la critique de la religion, c'est-à-dire par la dénonciation de son caractère illusoire. Il faut réduire la religion à l'homme, car c'est " l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme ". Ne se reconnaissant pas dans le monde où il vit, l'homme projette hors de lui un monde idéal, fantastique, dans lequel il " réalise " (mais ce n'est qu'une " apparence ") ce qui lui manque. Voilà comment se " fait " Dieu.

Certes, Marx laisse dans l'ombre une question essentielle: pourquoi l'homme refuse-t-il de vivre dans le monde social tel qu'il est, quitte à le transformer, et cherche-t-il une réalisation imaginaire qui ne lui procure qu'une satisfaction illusoire ? C'est un fait, l'homme a besoin d'évasion. Il vit dans une situation qui a besoin d'illusions ". Si Marx ne dit pas pourquoi l'homme en vient à troquer sa situation réelle, difficile et frustrante, pour une situation imaginaire, lénifiante et épanouissante, il apporte cependant une précision éclairante sur la fonction que remplit la religion. Celle-ci a une fonction de " consolation " et de " justification ". Dans un monde trop dur, elle joue donc un rôle pratique en introduisant une apparente logique dans un monde sans logique (un monde à l'envers) et en prodiguant des promesses que le monde est incapable de satisfaire.

On a ainsi deux faces dans la religion. D'une part, elle est l'" expression " de la détresse réelle, le signe d'une société qui va de travers. Si tout allait bien dans le monde, l'homme ne se porterait pas vers les sphères illusoires. D'autre part, la religion est une protestation " contre cette détresse, révélation d'un monde sans coeur, mais aussi dénonciation. Mais cette dénonciation reste illusoire puisqu'au lieu de mobiliser l'homme pour transformer le monde, elle provoque la fuite vers un autre monde. C'est pourquoi Marx résume son jugement sur la religion dans cette formule lapidaire: elle est l'opium du peuple. Il importe de saisir l'exacte portée de cette formule. Marx ne considère pas la religion comme un opium pour le peuple, inventé par une caste de profiteurs, prêtres ou princes, désireux de maintenir le peuple dans l'oppression. Elle est un opium du peuple, que le peuple s'administre lui-même pour supporter sa misère et son exploitation. Mais, aux yeux de Marx, ce type de protestation est inefficace, puisqu'au lieu de devenir lutte contre un monde injuste, elle organise l'évasion vers un monde imaginaire.

C'est pourquoi, à ce stade de sa réflexion, Marx juge la lutte contre la religion comme un moment indispensable de la lutte sociale. Il estime en effet que l'homme ne sera disponible pour une lutte réelle en ce monde que s'il renonce à son illusion d'un autre monde. Il écrit: La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique. " Et plus loin, il explicite sa pensée: " La critique de la religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l'âge de la raison. " Sa pensée se modifiera sur ce point. Plus tard, il estimera qu'il faut changer la " réalité " pour faire disparaître le " reflet " religieux. Ici, son opinion est qu'il faut commencer par supprimer les illusions pour que l'homme s'intéresse au monde réel, car tant que l'homme est fasciné par le ciel, il est inapte à la lutte. En d'autres termes, Marx invite à une prise de conscience de l'illusion religieuse. C'est dans la mesure où l'homme se défait de la fausse image de lui-même que lui propose la religion qu'il deviendra un homme de la terre, prêt à y réaliser pleinement sa vie. Il faut donc lui ôter la fausse espérance de l'au-delà afin d'éveiller en lui un espoir terrestre et une conscience révolutionnaire.

 

3. Freud 1

Le rôle de la religion selon Freud d'apporter la consolation à l'homme éprouvé par la dureté de la vie :  " La vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour ta supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs " (Malaise dans la civilisation p. 16).

L'homme éprouve la dureté de la vie d'une triple façon : il se sent écrasé par la nature, voué à la mort, blessé par ses rapports avec les autres. La religion tente de répondre à ce triple échec et de conjurer ainsi le destin hostile qui est celui de l'homme dans le monde :"  les dieux gardent leur triple tâche à accomplir: exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu'elle se manifeste en particulier dans ta mort, et nous dédommager des souffrances et des privations que ta vie en commun des civilisés impose à l'homme "  (Malaise dans la civilisation p. 21).

Qu'est-ce donc que la religion ? Une illusion, c'est-à-dire " un espoir qui découle de certains désirs ". Pour supporter la vie, le désir frustré invente l'illusion religieuse, la croyance en un Dieu Providence et en l'immortalité. Certains se réfugient dans la maladie, d'autres font appel à la drogue, d'autres se divertissent. La plupart des hommes ripostent contre la dureté de la vie et se consolent en absorbant ce narcotique qu'est la religion. En faisant partager à ses adeptes " un délire collectif ", la religion leur épargne une névrose individuelle.

Certes, aujourd'hui il n'en va plus tout à fait ainsi. Dans bien des domaines, la science a pris la relève de la religion. L'homme ne fait plus guère appel aux dieux pour " exorciser les forces de la nature " : il fait confiance à la science et à la technique. Mais il renonce plus difficilement aux deux autres fonctions de la religion, car il a besoin de cette promesse d'immortalité par laquelle la religion le console de la mort et lui assure aussi dans l'au-delà un dédommagement qui compense les frustrations endurées ici-bas. Le recul de la religion au bénéfice de la science ne signifie pas encore sa totale disparition. En l'homme, il y a toujours un enfant à consoler. Il continue à réclamer ce " sédatif " que constitue la religion.

 

1. Cf. Marcel Neusch, Aux sources de l'athéisme contemporain, Ed. Centurion - 1977

 

B. L'irréductibilité du besoin religieux

 

Nietzsche, Marx et Freud ont en commun de développer une conception réductionniste de la religion. En faisant de celle-ci une modalité illusoire de satisfaction d'une aspiration bonheur que les conditions de vie humaine rendent impossible à combler, ne méconnaissent-ils pas sa raison d'être spécifique, irréductible ?

Il est possible de retourner contre Marx, Nietzsche et Freud la critique qu'ils développent à l'égard de la religion. Ne sont-il pas tous trois animés par le besoin de justifier leur propre abandon de la religion de leur enfance, le judaïsme (Marx et Freud) et le protestantisme (Nietzsche) ? Hommes de la fin de la modernité, qui se veut émancipatrice à l'égard des structures d'autorité, ils pensent pouvoir congédier la religion en la mettant au compte de besoins psychologiques et sociaux et en donnant à penser qu'elle ne parvient à les satisfaire que de façon illusoire. Ce faisant, ils partagent l'idéologie progressiste et rationaliste du XIXe siècle en croyant que la philosophie (Nietzsche) ou la science (Marx et Freud) est en mesure d'apporter aux hommes la sérénité à laquelle ils aspirent. L'Histoire de la culture occidentale ultérieure montre qu'en cela ils se sont grandement trompés ! Si la religion a perdu culturellement beaucoup de terrain sous l'effet de la sécularisation, elle a aussi inspiré les mouvements d'émancipation les plus forts de notre temps, ainsi que le montrent l'effondrement des régimes communistes et le succès des théologies de la libération en Amérique latine. Un homme comme Jean-Paul II est capable, en fin de vingtième siècle de déplacer des foules gigantesques en tenant un langage qui n'a pourtant rien de lénifiant mais qui, au contraire, stimule les forces créatives de l'intersubjectivité.

Il faut donc bien reconnaître que la religion, du moins celle dont Bergson disait qu'elle est dynamique et ouverte (cf. supra), prend sa source dans un besoin irréductible aux seuls besoins psychologiques et sociaux. Contre "les maîtres du soupçon" il semble bien qu'il faille reconnaître l'existence d'une aspiration religieuse spécifique. L'homme, depuis son éveil mental, est en quête de sens. Esprit, il éprouve des besoins spirituels. Dans sa propre activité d'esprit il fait l'expérience de la transcendance*, de dépassement de soi par un absolu qui donne sens à l'être-au-monde. Cf. cours sur la passion et cours sur le sens. La religion a pour vocation l'accompagner institutionnellement sur le chemin de son accomplissement. D'ailleurs Nietzsche, de loin sans doute le plus lucide, se gardait bien de renoncer à l'essentiel de la dynamique religieuse. Son Zarathoustra est un mystique du dépassement de soi de l'homme, de l'Ueberwindung, ayant un sens aigu du sacré.

 

Troisième partie :Valeur de la religion

 

A. Distanciations critiques de la philosophie à l'égard de la religion

 

1. Epicure et Lucrèce

Epicure et Lucrèce font partie des premiers philosophes à s'en prendre à la religion. Ils jugent bon de neutraliser la conscience religieuse en démontrant le désintérêt des dieux pour les affaires humaines et l'illusion d'une vie après la mort. Leur intention , hédoniste*, est d'ôter aux hommes toute peur et de leur permettre ainsi de jouir pleinement de la vie. Leur critique est "éthique" : elle est faite au nom du bonheur à atteindre.

2. Les philosophes des Lumières

Les philosophes des Lumières ont pris leur distance à l'égard de la religion dominante de l'époque. S'inscrivant dans le courant cartésien, rationaliste, ils se sont démarqués de la religion par refus du principe d'autorité, qui régit la croyance, au nom de la raison, autonome dans ses jugements. Ils n'étaient pas pour autant contre toute religion : la plupart reprennent à leur compte la foi religieuse au Dieu du monothéisme judéo-chrétien, sous la forme du théisme ou du déisme (Ex. Voltaire, Rousseau)
 

B. Prises en compte valorisante de la religion par la philosophie

 

1. Saint Augustin

De formation philosophique, Saint Augustin s'est converti au Christianisme. Sa foi a joué alors un rôle essentiel dans l'élaboration de sa pensée philosophique. Elle l'éclairait, tournant son regard intérieur vers ce qui pouvait lui permettre de trouver réponse aux problèmes que son intelligence l'amenait à se poser. Ses Confessions portent la marque littéraire de la force d'inspiration philosophique de la religion. Cf. cours sur la la mémoire. Sa théologie de l'Histoire, consignée dans la Cité de Dieu, est à bien des égards à l'origine des philosophies modernes de l'Histoire. Cf. cours sur l'Histoire

2. Saint Thomas d'Aquin

Avec Thomas d'Aquin la philosophie devient "la servante de la théologie" Cf. son "Fides quaerens intellectus", la foi faisant appel à l'intellect. Une telle articulation de la foi et de la raison permet de deviner les limites respectives de la philosophie et de la religion. La religion a besoin de la philosophie pour rendre admissibles à l'homme, être doué de raison, ses "vérités" révélées à l'expérience croyante. La philosophie, quant à elle, est condamnée à rechercher la sagesse sans pouvoir l'atteindre, à défaut de bénéficier d'une "révélation", refusée à la raison. L'expérience questionnante de Socrate est, à cet égard, révélatrice de la grandeur et des limites de l'entreprise philosophique, condamnée à reculer les limites de l'ignorance en prenant l'ignorance elle-même pour unique objet de certitude.

3. Pascal

Lorsqu'il prend note de ses Pensées, Pascal a en vue une "apologie de la religion chrétienne". Sa conversion au Christianisme lui a fait découvrir les limites de la raison et, ainsi, le rôle irremplaçable de la religion, qui est de donner à percevoir ce qui est "sensible au coeur", ce qui a "ses raisons que la raison ne connaît pas". Cf. Pensée 110 et cours sur l'irrationnel.

A l'intention de ceux qui hésiteraient à adhérer à la religion chrétienne, Pascal développe un argument célèbre, celui du pari, révélateur du sens et de la valeur que Pascal reconnaît à la religion. La religion nous assure que notre vie a un sens, qu'elle ne s'arrête pas à la mort. Il s'agit de parier pour ou contre l'existence de Dieu, pour ou contre une vie éternelle après la mort. Le libertin doit comprendre qu'il ne peut pas ne pas parier, qu'il parie de toute façon, qu'il a toujours déjà parié, car ce qui s'oppose à la foi n'est pas une simple absence de foi, mais une foi inverse. Exister, c'est donc toujours parier, toujours croire à ses risques et périls, toujours sauter par-dessus l'incertitude. Les chances de gain et de perte, dans un pari, peuvent être établies par le calcul des probabilités ( dont Pascal fut l'un des inventeurs). Mais ce calcul n'est opératoire que sur des quantités finies: les incertitudes opposées restent alors comparables, même si leurs grandeurs diffèrent. Il n'en va pas de même dans le pari où l'homme met en jeu son existence, puisque les quantités en présence sont incomparables : d'un côté, une vie terrestre finie et misérable, de l'autre, une éternité de vie bienheureuse. Autrement dit si le libertin gagnait son pari contre Dieu, il ne gagnerait rien ; s'il perdait, il perdrait tout. Certes, il est assez aveugle pour ne pas s'en apercevoir. Mais qu'il fasse le pari inverse ; il comprendra, après avoir parié, qu'il n'a rien sacrifié du tout, et même rien risqué : après coup, son pari n'en sera plus un, puisqu'il sera dans la certitude de la foi. L'illusion de la philosophie rationaliste, c'est de croire qu'on peut atteindre cette certitude en escamotant le moment du risque, du saut, du pari.

4. Kierkegaard

Premier grand philosophe de l'existence, Kierkegaard distingue trois stades sur le chemin de la vie : le stade esthétique (caractérisé par la recherche du plaisir) le stade éthique (voué à l'accomplissement du devoir) et le stade religieux (régi par la foi). Une telle façon de penser place la religion au sommet de l'existence.

Kierkegaard s'oppose aux philosophes qui voudraient faire de la religion une sorte de doctrine positive du devoir comme Kant, ou - comme Hegel la réduire à de l'historique révolu. Toutefois, le " chevalier de la foi" est toujours dans l'incertitude (car il croit en quelque chose d'irréductible à la raison): il ne pourra jamais savoir s'il a la foi et, au mieux, l'éprouvera dans son angoisse vis-à-vis de cette question. À la morale, qui représente la généralité - s'exprimer moralement, c'est se manifester dans l'extériorité -, Kierkegaard reproche de manquer la part d'irréductible et de secret de l'individu, voire d'être incapable de la représenter. Cf. Crainte et tremblement

 

Conclusion

L'émancipation sociale et culturelle de l'Occident à l'égard de la religion à l'époque moderne a pu laisser croire aux philosophes des Lumières et à leur émules, passés maîtres dans l'art du soupçon, que la religion était à reléguer au musée des antiquités. C'était méconnaître le besoin de sens qu'éprouve l'homme, dont l'esprit, ouvert à l'universel, refuse les limites que la science voudrait imposer à sa soif de connaissance véritable - n'en déplaise à Mr Allègre, auteur d'un ouvrage, Dieu et la science, affligeant d'inculture philosophique et théologique, incapable de faire la différence entre la religion et l'un de ses concepts, fut-il prestigieux, puisqu'il s'agit du concept de Dieu. Par où l'on voit les limites de la science et l'aveuglement de ceux qui s'y enferment. On ne saurait trop recommander la lecture de La science face à la foi (aux éditions du Cerf) de Pierre Grelot, réponse éclairée et éclairante à l'ouvrage de Claude Allègre.

 

© M. Pérignon