La foi est précédée d'un mouvement de l'infini; c'est alors qu'elle paraît, nec inopiniate , en vertu de l'absurde. Je peux le comprendre sans pour cela prétendre que j'ai la foi. si elle n'est pas autre chose que ce que la philosophie la dit être, déjà Socrate est allé plus loin, beaucoup plus loin, alors qu'au contraire il n'y est pas parvenu. Il a fait le mouvement de l'infini au point de vue intellectuel. Son ignorance n'est autre chose que la résignation infinie. Cette tâche est déjà suffisante pour les forces humaines, bien qu'on la dédaigne aujourd'hui; mais il faut d'abord l'avoir accomplie, il faut d'abord que l'Individu se soit épuisé dans l'infini, pour qu'il en soit au point où la foi peut surgir.

 

Le paradoxe de la foi consiste donc en ceci que l'Individu est supérieur au général, de sorte que, pour rappeler une distinction dogmatique aujourd'hui rarement usitée, l'Individu détermine son rapport au général par son rapport à l'absolu, et non son rapport à l'absolu par son rapport au général. On peut encore formuler le paradoxe en disant qu'il y a un devoir absolu envers Dieu; car, dans ce devoir, l'Individu se rapporte comme tel absolument à l'absolu. Dans ces conditions, quand on dit que c'est un devoir d'aimer Dieu, on exprime par là autre chose que précédemment; car si ce devoir est absolu, le moral se trouve rabaissé au relatif. Toutefois, il ne suit pas de là que le moral doive être aboli, mais il reçoit une tout autre expression, celle du paradoxe, de sorte que, par exemple, l'amour envers Dieu peut amener le chevalier de la foi à donner à son amour envers le prochain l'expression contraire de ce qui, du point de vue moral, est le devoir.

 

S . KIERKEGAARD, Crainte et tremblement, trad. de P-H. Tisseau, Paris, Éd. Aubier-Montaigne, 1984, pp. 110-111 

 

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