L'homme qui n'a pas éprouvé l'angoisse de la mort ne sait pas que le Monde naturel donné lui est hostile, qu'il tend à le tuer, à l'anéantir, qu'il est essentiellement inapte à le satisfaire réellement. Cet homme reste donc au fond solidaire avec le Monde donné. Il voudra tout au plus le " réformer ", c'est-à-dire en changer les détails, faire des transformations particulières sans modifier ses caractères essentiels. Cet homme agira en réformiste " habile ", voire en conformiste, mais jamais en révolutionnaire véritable. Or, le Monde donné où il vit appartient au Maître (humain ou divin), et dans ce Monde il est nécessairement Esclave. Ce n'est donc pas la réforme, mais la suppression " dialectique ", voire révolutionnaire du Monde qui peut le libérer, et - par suite - le satisfaire. Or, cette transformation révolutionnaire du Monde présuppose la " négation ", la non-acceptation du Monde donné dans son ensemble. Et l'origine de cette négation absolue ne peut être que la terreur absolue inspirée par le Monde donné, ou plus exactement par ce - ou celui - qui domine ce Monde, par le Maître de ce Monde. Or, le Maître qui engendre (involontairement) le désir de la négation révolutionnaire, est le Maître de l'Esclave. L'homme ne peut donc se libérer du Monde donné qui ne le satisfait pas que si ce Monde, dans sa totalité, appartient en propre à un Maître (réel ou " sublimé "). Or, tant que le Maître vit, il est lui-même toujours asservi au Monde dont il est le Maître. Puisque le Maître ne transcende le Monde donné que dans et par le risque de sa vie, c'est uniquement sa mort qui " réalise " sa liberté. Tant qu'il vit, il n'atteint donc jamais la liberté qui l'élèverait au-dessus du Monde donné. Le Maître ne peut jamais se détacher du Monde où il vit, et si ce Monde périt, il périt avec lui. Seul l'Esclave peut transcender le Monde donné (asservi au Maître) et ne pas périr. Seul l'Esclave peut transformer le Monde qui le forme et le fixe dans la servitude, et créer un Monde formé par lui où il sera libre. Et l'Esclave n'y parvient que par le travail forcé et angoissé effectué au service du Maître. Certes, ce travail à lui seul ne le libère pas, mais en transformant le Monde par ce travail, l'Esclave se transforme lui-même et crée ainsi les conditions objectives nouvelles, qui lui permettent de reprendre la Lutte libératrice pour la reconnaissance qu'il a au prime abord refusée par crainte de la mort. Et c'est ainsi qu'en fin de compte tout travail servile réalise non pas la volonté du Maître, mais celle - inconsciente d'abord - de l'Esclave, qui - finalement réussit là, où le Maître - nécessairement - échoue. C'est donc bien la Conscience d'abord dépendante, servante et servile qui réalise et révèle en fin de compte l'idéal de la Conscience-de-soi autonome, et qui est ainsi sa " vérité ".
A. KOJEVE,Introduction à la
lecture de Hegel,
Paris, Éd. Gallimard, 1947, pp. 33-34