La mort joue à cache-cache avec la conscience: où je suis, la mort n'est pas; et quand la mort est là, c'est moi qui n'y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n'y a plus personne. De deux choses l'une: Conscience, ou présence mortelle! Mort et conscience, elles se chassent et s'excluent réciproquement, comme par l'effet d'un commutateur... Impossible de cumuler ces contradictoires ! Décidément, l'alternative est soigneusement combinée &emdash; Dans ces conditions, la deuxième personne s'offre à nous éventuellement comme un moyen de surmonter la disjonction. S'agissant de ta mort, les trois temps offrent matière à réflexion: le futur d'abord, comme pour la première personne; et à plus forte raison le passé, comme pour la troisième: car je puis évidemment survivre à la mort du Toi, et la conscience, naturellement posthume et rétrospective, n'est jamais autant à son aise qu'après le fait accompli; et enfin le présent, qui est sans doute la spécialité de cette philosophie en deuxième personne: car rien ne s'oppose à ce que ma conscience soit le témoin de ta mort, dès l'instant que mort et conscience sont réparties sur deux têtes. On dira que la philosophie de la troisième personne est compétente elle aussi dans les trois temps: mais ces trois temps ont chez elle quelque chose de fantasmatique qui fait d'eux trois variétés à peine discernables du passé, ou mieux de l'intemporel: il suffit de comparer les derniers moments de Socrate, racontés par Platon, et les derniers moments de Nicolaï Levine, racontés par Tolstoï, pour sentir toute la différence qui sépare la contemporanéité abstraite, intemporelle et impersonnelle, et la contemporanéité flagrante: dans le Phédon des disciples attentifs à la seule vérité, dans Anna Karénine la proximité de l'événement mystérieux qui va clore pour toujours et tragiquement une destinée, et dont l'écrivain essaie de surprendre la venue.

Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 31 

 

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