J'étudie une leçon pour l'apprendre par coeur; je la lis d'abord en scandant chaque vers; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit; les mots se lisent de mieux en mieux; ils finissent par s'organiser ensemble. A ce moment précis, je sais ma leçon par coeur, on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans la mémoire.

Je cherche maintenant comment ma leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune de mes lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu'elle a occupée dans le temps; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans la mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ?

Le souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par coeur, a tous les caractères de l'habitude. Comme l'habitude, il s'acquiert par la répétition d'un même effort. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps.

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième, par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie : il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle; et si mon effort pour évoquer cette image devient de plus en plus facile à mesure que je la répète plus souvent, l'image même, envisagée en soi, était nécessairement d'abord ce qu'elle sera toujours."

Bergson, Matière et Mémoire PUF p.83 

 

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