Tout au long de la dispute qui précède la ruse géniale du monarque, le texte ne distingue pas entre les deux femmes. Il les désigne seulement comme « I'une des deux femmes », et comme « I'autre femme ». Peu importe qui parle, en effet, puisque l'une et l'autre disent exactement la même chose. « " Ce n'est pas vrai ! mon fils est celui qui est vivant et ton fils est celui qui est mort ! " et celle-là reprenait: " Ce n'est pas vrai, ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! " » Cette indéniable symétrie, c'est l'essence même du conflit humain. C'est pourquoi le texte ajoute: « Elles se disputaient ainsi devant le roi... »

Pour tout commentaire, le roi répète avec exactitude les paroles des deux femmes, soulignant l'identité de langage entre les adversaires et l'impuissance qui en résulte pour lui de décider rationnellement en faveur de l'une ou de l'autre.

Ne pouvant trancher le cas par une décision réellement motivée le roi se prétend décidé à trancher l'enfant lui-même; ne pouvant départager les antagonistes, il décide de partager entre elles l'objet du litige. Decidere signifie trancher par l'épée.

Il y a une logique et une justice dans cette décision royale. Mais derrière cette justice purement formelle, la plus terrible injustice se dissimule, puisque l'enfant n'est pas un objet qui se puisse partager, et c'est de le tuer qu'il s'agit. Ce meurtre va priver la vraie mère de son enfant vivant.

« "Apportez-moi une épée ", ordonna le roi; et on apporta l'épée devant le roi qui dit: " Partagez l'enfant vivant en deux et donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre ! " » Jusqu'au bout, en somme, le roi se propose de respecter la symétrie des doubles et à la symétrie des expressions correspond l'égalité absolue de traitement entre les deux femmes.

En acceptant ce que propose le roi, la seconde femme se révèle dépourvue d'amour véritable pour l'enfant. La seule chose qui compte pour elle, c'est de posséder ce que l'autre possède. Elle accepte, à la rigueur, d'en être privée pourvu que son adversaire en soit également privée. C'est le désir mimétique, de toute évidence, qui la fait parler et agir; il en est arrivé chez elle à un tel degré d'exaspération que l'objet de la dispute, I'enfant vivant, ne compte plus pour elle; seule compte la fascination haineuse pour le modèle-rival, le ressentiment qui cherche à abattre ce modèle et à l'entraîner dans sa propre chute, s'il devient impossible de l'emporter sur lui.

La mise en scène de Salomon constitue une solution possible du dilemme aussi bien qu'une ruse destinée à rendre manifestes les vrais sentiments maternels, s'ils sont présents dans l'une des deux femmes.

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde

 

 

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