Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte : mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. Et, pour lui-même, l'amant ne réclame pas d'être cause de cette modification radicale de la liberté, mais d'en être l'occasion unique et privilégiée. Il ne saurait en effet vouloir en être la cause sans plonger aussitôt l'aimé au milieu du monde comme un outil que l'on peut transcender. Ce n'est pas là l'essence de l'amour. Dans l'Amour, au contraire, l'amant veut être « tout au monde » pour l'aimé : cela signifie qu'il se range du côté du monde ; il est ce qui résume et symbolise le monde, il est un ceci qui enveloppe tous les autres « ceci », il est et accepte d'être objet. Mais, d'autre part, il veut être l'objet dans lequel la liberté d'autrui accepte de se perdre, l'objet dans lequel l'autre accepte de trouver comme sa facticité seconde, son être et sa raison d'être ; l'objet limite de la transcendance, celui vers lequel la transcendance d'Autrui transcende tous les autres objets mais qu'elle ne peut aucunement transcender. Et, partout, il désire le cercle de la liberté d'Autrui ; c'est-à-dire qu'à chaque Instant, dans l'acceptation que la liberté d'Autrui fait de cette limite à sa transcendance, cette acceptation soit déjà présente comme mobile de l'accepta tion considérée. C'est à titre de fin déjà choisie qu'il veut être choisi comme fin. Ceci nous permet de saisir à fond ce que l'amant exige de l'aimé : il ne veut pas agir sur la liberté de l'Autre mais exister a priori comme la limite objective de cette liberté, c'est-à-dire être donné d'un coup avec elle et dans son surgissement même comme la limite qu'elle doit accepter pour être libre. De ce fait même, ce qu'il exige est un engluement, un empâtement de la liberté d'autrui par elle- même : cette limite de structure est en effet un donné et la seule apparition du donné comme limite de la liberté signifie que la liberté se fait exister à l'intérieur du donné en étant sa propre interdiction de le dépasser. Et cette interdiction est envisagée par l'amant à la fois comme vécue, c'est-à-dire comme subie - en un mot comme une facticité - et à la fois comme librement consentie. Elle doit pouvoir être librement consentie puisqu'elle doit ne faire qu'un avec le surgissement d'une liberté qui se choisit comme liberté. Mais elle doit être seulement vécue puisqu'elle doit être une Impossibilité toujours présente, une facticité qui reflue sur la liberté de l'Autre jusqu'à son cœur.

 Sartre, l'Etre et le Néant, pp. 435-437

 

PhiloNet