« La tyrannie est l'exercice d 'un pouvoir outré, auquel qui que ce soit n'a droit assurément: ou bien, la tyrannie est l'usage d'un pouvoir dont on est revêtu, mais qu'on exerce, non pour le bien et l'avantage de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage propre et particulier; et celui-là, quelque titre qu'on lui donne, et quelques belles raisons qu'on allègue, est véritablement tyran, qui propose, non les lois, mais sa volonté pour règle, et dont les ordres et les actions ne tendent pas à conserver ce qui appartient en propre à ceux qui sont sous sa domination, mais à satisfaire son ambition particulière, sa vengeance, son avarice, ou quelque autre passion déréglée. (...)

Partout où les lois cessent, ou sont violées au préjudice d'autrui, la tyrannie commence et a lieu. Quiconque, revêtu d'autorité, excède le pouvoir qui lui a été donné par les lois, et emploie la force qui est en sa disposition à faire, à l'égard de ses sujets, des choses que les lois ne permettent point, est, sans doute, un véritable tyran; et comme il agit alors sans autorité, on peut s'opposer à lui tout de même qu'à tout autre qui envahirait de force le droit d'autrui . Il n'y a personne qui ne reconnaisse qu'il est permis de s'opposer de la même manière à des magistrats subordonnés. Si un homme qui a eu commission de se saisir de ma personne dans les rues, entre de force dans ma maison et enfonce ma porte, j'ai droit de m'opposer à lui comme à un voleur, quoique je reconnaisse qu'il a pouvoir et reçu ordre de m'arrêter dehors. Or, je voudrais qu'on m'apprît pourquoi on n'en peut pas user de même à l'égard des Magistrats supérieurs et souverains, aussi bien qu'à l'égard de ceux qui leur sont inférieurs ? Est-il raisonnable que l'aîné d'une famille, parce qu'il a la plus grande partie des biens de son père, ait droit par là de ravir à ses frères leur portion; ou qu'un homme riche, qui possède tout un pays, ait droit de se saisir, lorsqu'il lui plaira, de la chaumière ou du jardin de son pauvre prochain ?

Bien loin qu'un pouvoir et des richesses immenses, et infiniment plus considérables que le pouvoir et les richesses de la plus grande partie des enfants d'Adam, puissent servir d'excuse, et surtout de fondement légitime pour justifier les rapines et l'oppression, qui consistent à préjudicier à autrui sans autorité: au contraire, ils ne font qu'aggraver la cruauté et l'injustice. »

 

 

Locke, Traité du gouvernement civil (1690)

 
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