SOCRATE
Examine si les deux genres de vies, celle du sage et celle du déréglé, ne sont pas comparables à la condition de deux hommes ayant chacun un grand nombre de tonneaux; les tonneaux de l'un seraient en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait, et d'autres de plusieurs liqueurs; d'ailleurs, les liqueurs de chaque tonneau seraient rares, coûteuses, et on ne pourrait se les procurer qu'avec des peines infinies: le premier de ces hommes ayant une fois rempli ses tonneaux, n'y verserait plus rien désormais, n'aurait plus aucune inquiétude, et serait parfaitement tranquille à cet égard: l'autre homme pourrait à la vérité se procurer les mêmes liqueurs, bien que difficilement, comme le premier: mais ses tonneaux étant percés et pourris, il serait obligé de les remplir sans cesse, jour et nuit, sous peine de souffrir les chagrins les plus cuisants. Ce tableau étant l'image de l'une et l'autre vie, dis-tu que celle de l'intempérant est plus heureuse que celle de l'homme sage ? Ai-je réussi par ce discours à te faire convenir que la condition du tempérant est préférable à celle de l'autre, ou n'ai-je fait aucune impression sur ton esprit ?
CALLICLÈS
Aucune, Socrate. Car cet homme dont les tonneaux demeurent remplis ne goûte plus aucun plaisir, et c'est justement ce que j'appelais tout à l'heure vivre comme une pierre, sans ressentir désormais ni joie ni douleur. Mais l'agrément de la vie consiste à verser dans le vase le plus qu'on peut.
Platon, Gorgias, 493-494