L'examen de la question du beau

Définitions du beau par Hippias

Troisième définition : beau = vie heureuse

 
 

HIPPIAS.

Je dis donc qu'en tout temps, en tous lieux, et pour tout homme, c'est une très belle chose d'avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, de parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, d'être conduit au tombeau par ses descendants avec le même appareil et la même magnificence.

 

SOCRATE.

Oh, oh, Hippias! que cette réponse est admirable ! qu'elle est grande et digne de toi ! Par Héraclès j'admire avec quelle bonté tu fais ce que tu peux pour me secourir. Mais nous ne tenons pas notre homme; au contraire, je t'assure qu'il rira à nos dépens plus que jamais.

HIPPIAS.

Oui. d'un rire impertinent, Socrate: car s'il n'a rien à opposer à cela, et qu'il rie, c'est de lui-même qu'il rira, et il se fera moquer de tous les assistants. 292 a

SOCRATE.

Peut-être la chose sera-t-elle comme tu dis; peut-être aussi, autant que je puis conjecturer, ne se bornera-t-il pas sur cette réponse à me rire au nez.

HIPPIAS.

Que fera-t-il donc?

SOCRATE. S'il a un bâton à la main, à moins que je ne m'enfuie au plus vite, il le lèvera sur moi pour me rosser d'importance.

HIPPIAS.

Que dis-tu là? Cet homme est-il ton maître? Et s'il te fait un pareil traitement, il ne sera pas traîné devant les juges, et puni comme il le mérite? Est-ce qu'il n'y a point de justice à Athènes, et y laisse-t-on les citoyens se frapper injustement les uns les autres?

 

SOCRATE.

Nullement.

HIPPIAS.

Il sera donc puni s'il te frappe contre toute justice?

 

SOCRATE.

Il ne me parait pas, Hippias, qu'il eût tort de me frapper, si je lui faisais cette réponse: je pense même le contraire.

 

HIPPIAS.

A la bonne heure, Socrate; puisque c'est ton avis, c'est aussi le mien.

SOCRATE.

Me permets-tu de t'expliquer pourquoi je pense que cette réponse mérite vraiment des coups de bâton? Me battras-tu toi-même sans m'entendre, ou écouteras-tu mes raisons?

HIPPIAS. Ce serait un procédé bien étrange, Socrate, si je refusais de les entendre. Quelles sont-elles? Parle.

SOCRATE.

Je vais te le dire, toujours sous le nom de celui dont je fais ici le personnage, pour ne pas me servir vis-à-vis de toi des expressions dures et choquantes qu'il ne m'épargnera pas; car voici, je te le garantis, ce qu'il me dira: «Parle, Socrate. Penses-tu que j'aurais si grand tort de te battre, après que tu m'as chanté, avec si peu de sens, un dithyrambe qui n'a aucun rapport à ma question? » Comment cela? lui répondrai-je. « Comment, dira-t-il, tu n'as seulement pas l'esprit de te souvenir que je te demande quel est ce beau qui embellit toutes les choses où il se trouve, pierre, bois, homme, dieu, toute espèce d'action et de science? Car tel est, Socrate, le beau dont je te demande la définition; et je ne puis pas plus me faire entendre que si j'avais affaire à une pierre, et encore une pierre de meule, et que tu n'eusses ni oreilles ni cervelle. » Ne te fâcherais-tu point, Hippias, si, épouvanté de ce discours, je répondais: « C'est Hippias qui m'a dit que le beau était cela? Je l'interrogeais cependant comme tu m'interroges ici sur ce qui est beau pour tout le monde et toujours. » Qu'en dis-tu? Ne te fâcheras-tu pas, si je lui parle ainsi ?

 

HIPPIAS.

Je suis bien sûr, Socrate, que le beau est et paraîtra à tout le monde tel que je t'ai dit.

SOCRATE.

«Le sera-t-il toujours? » reprendra cet homme. Car le beau, c'est-à-dire le vrai beau, l'est à toutes les époques.

HIPPIAS.

Sans doute.

SOCRATE.

Il l'a donc toujours été?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

« L'étranger d'Élis, poursuivra-t-il, t'a-t-il dit qu'il fût beau à Achille d'être enseveli après ses ancêtres, comme son aïeul Éaque, aux autres enfants des dieux et aux dieux eux-mêmes? »

293 a

HIPPIAS.

Qu'est-ce que cet homme-là? Envoie-le au gibet. Voilà des questions, Socrate, qui sentent fort l'impiété.

SOCRATE.

Mais quoi, lorsqu'on nous fait de pareilles questions, n'est-il pas tout à fait impie d'y répondre affirmativement ?

HIPPIAS.

Peut-être.

SOCRATE.

« Peut-être donc es-tu cet impie, me dira-t-il, toi qui soutiens qu'il est beau en tout temps et pour tout le monde d'être enseveli par ses descendants, et de rendre les mêmes devoirs à ses ancêtres. Héraclès et les autres qu'on vient de nommer ne font-ils peut-être pas partie de tout le monde? »

 

 

HIPPIAS.

Je n'ai pas prétendu parler ainsi pour les dieux.

 

SOCRATE.

Ni pour les héros apparemment ?

HIPPIAS.

Non, du moins pour ceux qui sont enfants des dieux.

SOCRATE.

Mais pour ceux qui ne le sont pas?

HIPPIAS.

Oui, pour ceux-là.

SOCRATE.

Ainsi, à ton compte, c'eût été, ce semble, une chose affreuse, impie et laide pour les héros, tels que Tantale, Dardanos et Zéthos ; et pour Pélops et les autres nés de mortels comme lui, ce serait une belle chose?

HIPPIAS. C'est là mon avis.

 

SOCRATE.

« Tu penses donc, répliquera-t-il, ce que tu ne disais pas tout à l'heure, qu'être enseveli par ses descendants, après avoir rendu le même devoir à ses ancêtres, est une chose qui en certaines rencontres et pour quelques- uns n'est pas du tout belle; et que même il semble impossible qu'elle devienne jamais et soit belle pour tout le monde; en sorte que ce prétendu beau est sujet aux mêmes inconvénients que les précédents, la jeune fille et la marmite; et qu'il est même plus ridiculement encore beau pour les uns, et laid pour les autres. Quoi donc Socrate, poursuivra-t-il, ne pourras-tu, ni aujourd'hui ni jamais, satisfaire à ma question, et me dire ce que c'est quele beau? » Tels sont à peu près les reproches qu'il me fera, et à juste titre, si je lui réponds comme tu veux. Voilà pour l'ordinaire, Hippias, de quelle manière il converse avec moi. Quelquefois cependant, comme s'il avait compassion de mon ignorance et de mon incapacité, il me suggère en quelque sorte ce que je dois dire, et me demande si telle chose ne me parait pas être le beau. Il en use de même par rapport à tout autre sujet sur lequel il m'interroge, et qui fait la matière de l'entretien.

HIPPIAS.

Que veux-tu dire par là, Socrate?

 

Ultime tentative d'Hippias. Il répond à la question de savoir ce qu'est le beau en évoquant une belle vie, telle que les Grecs la conçoivent : "avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, être conduit au tombeau par ses descendants avec le même appareil et la même magnificence."

Hippias semble avoir compris l'exigence d'universalité à laquelle doit satisfaire sa définition du beau. La réponse s'avérera néanmoins insoutenable. Mais Hippias ne saurait faire mieux...

Ayant compris qu'il doit fournir une réponse qui puisse être tenue universellement pour vraie, Hippias évoque ce qui est tenu unanimement pour beau par sa culture, non sans ethnocentrisme.

 

RÉPONSE: Beau = belle (...) vie

Socrate, après avoir félicité chaleureusement Hippias pour l'effort accompli, n'aura pas de peine à montrer la pauvre universalité, (pauvrement empirique) à laquelle il est parvenu !

Examinons l'argumentation de Socrate qui met en évidence l'échec insurmontable d'Hippias, et avec lui de la pensée empirique :

 

   contenu   
arguments
   portée   
 

 

 

 

Et alia:

Ce n'est pas la seule réponse possible,

il y en a d'autres!

=

réponse contingente

et qui fragmente

le beau

en diverses espèces

 

 

 

 

Et aliud-oppositum:

on peut faire une réponse tout aussi valable

qui est à l'opposé

de la 1ère

 

=

réponse arbitraire

et qui fragmente le beau

en divers degrés

la belle vie

=

tantôt belle

cas des humains

tantôt pas

cas des héros

Et idem non:

la réponse est

totalement relative:

on peut en donner

une contraire

=

réponse

dénuée

de tout sens

 

Finalement, la réponse d'Hippias est ridicule (= inepsie): on ne saurait dire qu'une vie est belle, telle que l'a définie Hippias avec les gens de son temps. Une telle vie n'est belle que s'il s'agit d'une vie toute humaine ; ce n'est pas vrai de toute vie. Une telle belle vie n'est belle que pour un humain, et non pour un dieu ou un héros.

N.B. Hippias a donné le mieux de ce que peut donner quelqu'un qui n'est pas philosophe, càd qui ne recourt pas à l'évocation du concept mais s'en tient à celle des seules réalités empiriques...

 


© M. Pérignon