L'examen de la question du beau Hypothèses de Socrate
Troisième hypothèse:
serait beau ce qui plaît à la vue et à l'ouïe
SOCRATE. L'envie que j'ai d'apprendre ne me permet pas d'attendre que tu aies le loisir d'y réfléchir. Et puis je crois que je viens de faire une bonne découverte. Vois si le beau n'est pas ce qui nous donne du plaisir; et je ne dis pas toute espèce de plaisirs, mais ceux de l'ouïe et de la vue. Qu'avons-nous en effet à opposer à cela ? (298 a). Les beaux hommes, Hippias, les belles tapisseries, les belles peintures, les belles sculptures nous font plaisir à voir; les beaux sons, toute la musique, les beaux discours et les belles fables produisent le même effet, de sorte que, si nous répondions à notre téméraire interlocuteur: « Mon ami le beau n'est autre chose que ce qui nous cause du plaisir par l'ouïe et par la vue, ne penses-tu pas que nous rabattrions son insolence?
HIPPIAS. Il me paraît, Socrate, que ceci explique bien la nature du beau. (b)
SOCRATE. Mais quoi ! dirons-nous, Hippias, que les belles moeurs et les belles lois sont belles parce qu'elles causent du plaisir par l'ouïe ou par la vue ? Ou que leur beauté est d'une autre espèce?
HIPPIAS. Peut-être, Socrate, que cette difficulté échappera à notre homme...
SOCRATE. Par le chien! Hippias, elle n'échappera point à celui devant lequel je rougirais bien davantage d'extravaguer et de faire semblant de dire quelque chose, lorsqu'en effet je ne dis rien qui vaille.
HIPPIAS. Et quel est cet homme-là?
SOCRATE. Socrate, fils de Sophronisque, qui ne me permettrait pas plus de parler à la légère sur ces matières, (c) sans les avoir approfondies, que de croire savoir ce que je ne sais pas.
HIPPIAS. Il me paraît aussi, depuis que tu me l'as fait remarquer, que la beauté des lois est différente.
SOCRATE. Arrête un moment, Hippias; il me semble que nous nous flattons d'avoir trouvé quelque chose sur le beau, tandis que nous sommes à cet égard tout aussi peu avancés que nous l'étions auparavant.
HIPPIAS. Comment dis-tu ceci, Socrate?
SOCRATE. Je vais t'expliquer ma pensée; tu jugeras si elle a quelque valeur. (d) Peut-être pourrait-on montrer que la beauté des lois et des moeurs n'est point si étrangère aux sensations qui nous viennent par les oreilles et par les yeux. Mais supposons la vérité de cette définition, que le beau est ce qui nous cause du plaisir par ces deux sens, et qu'il ne soit point du tout ici question des lois. Si cet homme dont je parle ou tout autre nous demandait: « Hippias et Socrate, pourquoi avez-vous séparé de l'agréable en général une certaine espèce d'agréable, que vous appelez le beau, et prétendez-vous que les plaisirs des autres sens, (e) comme ceux du manger, du boire, de l'amour, et les autres semblables, ne sont point beaux? Est-ce que ces sensations ne sont pas agréables, et ne causent, à votre avis, aucun plaisir, et ne s'en trouve-t-il nulle part ailleurs que dans les sensations de la vue et de l'ouïe? » Que répondrons-nous, Hippias?
HIPPIAS. Nous dirons sans balancer, Socrate, qu'il y a de très grands plaisirs attachés aux autres sensations.
SOCRATE. « Pourquoi donc, reprendra-t-il, ces plaisirs n'étant pas moins des plaisirs que les autres, leur refuser le nom de beaux, et les priver de cette qualité? » (299 a) C'est, dirons-nous, que tout le monde se moquerait de nous si nous disions que manger n'est pas une chose agréable, mais belle, et que sentir une odeur suave n'est point agréable, mais beau; qu'aux plaisirs de l'amour, tous soutiendraient qu'il n'y en a point de plus agréables, et que cependant il faut les goûter de manière que personne n'en soit témoin, parce que c'est la chose du monde la plus laide à voir. A ce discours notre homme répondra peut-être que « c'est la honte qui nous empêche depuis longtemps d'appeler beaux ces plaisirs, parce qu'ils ne passent point pour tels dans l'esprit des hommes. (b) Cependant je ne vous demande pas ce qui est beau dans l'idée du vulgaire, mais ce qui est beau en effet ». Nous lui ferons, ce me semble, la réponse que nous lui avons déjà faite, a savoir que nous appelons beau cette partie de l'agréable qui nous vient par la vue et l'ouïe. As-tu quelque autre réponse à faire, et dirons-nous autre chose, Hippias?
HIPPIAS. Après ce qui a déjà été dit, c'est une nécessite, Socrate, de répondre de la sorte.
SOCRATE. « Vous avez raison, répliquera-t-il. Si donc l'agréable qui naît de la vue et de l'ouïe est beau, il est évident que toute espèce d'agréable venant d'une autre source ne saurait être belle. (c)L'accorderons-nous?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. «Mais, dira-t-il, ce qui est agréable par la vue l'est-il tout à la fois par la vue et par l'ouïe? Et pareillement, ce qui est agréable par l'ouïe l'est-il à la fois par l'ouïe et par la vue? » Nous répondrons que ce qui est agréable par l'un de ces sens ne l'est point par les deux, car apparemment c'est là ce que tu veux savoir; mais nous avons dit que l'une ou l'autre de ces sensations, prise séparément, est belle, et qu'elles le sont aussi toutes deux ensemble. N'est-ce pas là ce que nous répondrons?
HIPPIAS. Absolument.(d)
SOCRATE. « Une chose agréable, quelle qu'elle soit, objectera-t-il, diffère-t-elle en tant qu'agréable de toute autre chose agréable? Je ne vous demande point, dira-t-il, si un plaisir est plus ou moins grand, plus ou moins vif qu'un autre; mais s'il y a des plaisirs qui diffèrent entre eux, en ce que l'un est un plaisir et l'autre ne l'est pas. » Nous ne le pensons point, n'est-il pas vrai?
HIPPIAS. Non, sans doute.
SOCRATE. «Pour quel autre motif, dira-t-il, avez-vous donc distingué entre tous les autres les plaisirs dont vous parlez? Qu'avez-vous vu en eux de différent des autres e plaisirs, qui vous a détermines à dire qu'ils sont beaux? Sans doute le plaisir qui naît de la vue n'est-il pas beau précisément parce qu'il naît de la vue; car si c'était là ce qui le rend beau, l'autre plaisir, qui naît de l'ouïe, ne serait pas beau, puisque ce n'est pas un plaisir qui ait sa source dans la vue. » Ne lui dirons-nous pas qu'il a raison? (300 a) HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. «De même le plaisir qui naît de l'ouïe n'est pas beau précisément parce qu'il naît de l'ouïe; car en ce cas le plaisir qui naît de la vue ne serait pas beau, puisque ce n'est pas un plaisir qui ait sa source dans l'ouïe. » N'avouerons-nous pas, Hippias, que cet homme dit vrai?
HIPPIAS. Nous l'avouerons.
SOCRATE. « Mais ces plaisirs sont beaux l'un et l'autre, à ce que vous dites. » Ne le disons-nous pas?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. «Ils ont donc une même qualité qui fait qu'ils sont beaux, une qualité commune à tous les deux, et particulière à chacun. Car il serait impossible autrement qu'ils fussent beaux tous les deux ensemble, et chacun séparément. » (b) Réponds-moi comme si tu avais affaire à lui.
HIPPIAS. Je réponds qu'il me parait que la chose est comme tu le dis.
SOCRATE. Si donc ces deux plaisirs pris ensemble ont quelque qualité qui n'est point particulière à chacun d'eux, ce n'est point en vertu de cette qualité qu'ils sont beaux.
HIPPIAS. Comment se peut-il faire, Socrate, qu'une qualité que deux choses quelconques n'ont point séparément, elles l'aient, prises ensemble? (c)
SOCRATE. Tu ne crois pas cela possible?
HIPPIAS. Il faudrait, pour le croire, que j'eusse bien peu de connaissance de la nature des choses, et des termes dont nous faisons usage dans la dispute présente. SOCRATE. Voilà une charmante réponse, Hippias. Pour moi, il me semble que j'entrevois quelque chose qui est de cette façon, que tu dis être impossible: mais peut-être ne vois-je rien.
HIPPIAS. Ce n'est pas peut-être, Socrate, mais très certainement, que tu vois de travers.
SOCRATE. Cependant il se présente à mon esprit bien des objets de cette espèce; mais je m'en défie, puisque tu ne les vois pas, (d) toi qui as amassé plus d'argent avec ta sagesse, qu'aucun homme de nos jours; et que je les vois, moi qui n'ai jamais gagné une obole. Je crains, mon cher ami, que tu ne badines avec moi, et ne me trompes de gaieté de cur, tant j'aperçois distinctement de choses telles que je t'ai dit.
HIPPIAS. Personne ne saura mieux que toi, Socrate, si je badine ou non, si tu prends le parti de me dire ce que tu vois; car il paraîtra clairement que ce n'est rien de solide; et jamais tu ne trouveras une qualité qui soit étrangère à chacun de nous séparément et que nous possédions ensemble.
SOCRATE. Comment dis-tu, Hippias? Peut-être as-tu (e) raison, et ne te comprends-je pas. Mais je vais t'expliquer plus nettement ma pensée: écoute-moi. Il me parait que ce que nous n'avons pas la conscience d'être en particulier ni toi ni moi, il est très possible que nous le soyons tous deux pris ensemble; et réciproquement, que ce que nous sommes tous deux conjointement, nous ne le soyons en particulier ni l'un ni l'autre.
HIPPIAS. En vérité, Socrate, ceci est encore plus prodigieux que ce que tu disais tout à l'heure. En effet, penses-y un peu. Si nous étions justes tous les deux, chacun de nous ne le serait-il pas? Et si chacun de nous était injuste, ne le serions-nous pas tous les deux? Ou si nous étions tous les deux en bonne santé, chacun de nous ne se porterait-il pas bien? (301 a) Et si nous avions l'un et l'autre quelque maladie, quelque blessure, quelque contusion, ou tout autre mal semblable, ne l'aurions-nous pas tous les deux? De même encore, si nous étions tous les deux d'or, d'argent, d'ivoire, ou, si tu aimes mieux, nobles, sages, considérés, vieux ou jeunes, ou doués de telle autre qualité qu'il te plaira, dont l'homme est capable, ne serait-ce pas une nécessité indispensable que chacun de nous fût tel?
SOCRATE. Sans contredit. (b)
HIPPIAS. Ton défaut, Socrate, et le défaut de ceux avec qui tu converses d'ordinaire, est de ne point considérer les choses dans leur ensemble. Vous détachez le beau, vous découpez dans vos discours chacune des réalités pour en éprouver la qualité. De là vient que la grandeur et la continuité des choses concrètes vous échappent. Et maintenant tu es si éloigné du vrai, que tu t'imagines qu'il y a des qualités, soit accidentelles, soit essentielles, qui conviennent à deux êtres conjointement, et ne leur conviennent pas séparément; ou qui conviennent à l'un et à l'autre en particulier, (c) et nullement à tous les deux: tant vous êtes incapables de raison et de discernement, tant vos lumières sont courtes et vos réflexions bornées.
SOCRATE. Ainsi sommes-nous faits, Hippias! On n'est pas ce qu'on voudrait être, mais ce qu'on peut, comme dit le proverbe. Mais tu nous rends service, en nous donnant sans cesse des avis. Je veux te faire connaître encore davantage jusqu'où allait notre stupidité, avant les conseils que nous venons de recevoir de toi, en t'exposant notre manière de penser sur le sujet qui nous occupe. Ne t'en ferai-je point part? (d)
HIPPIAS. Tu ne me diras rien que je ne sache, Socrate; car je connais la disposition d'esprit de tous ceux qui se mêlent de disputer. Cependant, si cela te fait plaisir, parle.
SOCRATE. Hé bien, cela me fait plaisir. Nous étions donc tellement bornés, mon cher, avant ce que tu viens de nous dire, que nous pensions de toi et de moi que chacun de nous est un, et que ce que nous sommes séparément, nous ne le sommes pas conjointement; car pris ensemble nous ne sommes pas un, mais deux: tant notre ignorance était profonde. A présent tu as réformé nos idées, en nous apprenant que, si nous sommes deux conjointement, c'est une nécessité que chacun de nous soit aussi deux; (e) et que si chacun de nous est un, il est également nécessaire que tous les deux nous ne soyons qu'un: l'essence des choses ne permettant pas, selon Hippias, qu'il en soit autrement; que par conséquent, ce que tous les deux sont, chacun l'est, et ce que chacun est, tous les deux le sont. Je me rends à tes raisons. Cependant, Hippias, rappelle-moi auparavant si toi et moi ne sommes qu'un, ou si tu es deux et moi deux.
HIPPIAS. Qu'est-ce que tu dis, Socrate?
SOCRATE. Je dis ce que je dis: car je crains de m'expliquer (302 a) nettement devant toi, parce que tu t'emportes contre moi, lorsque tu crois avoir dit quelque chose de bon. Néanmoins dis-moi encore: chacun de nous n'est-il pas un, et n'a-t-il pas cette qualité d'être un?
HIPPIAS. Sans doute.
SOCRATE. Si donc chacun de nous est un, il est impair. Ne juges-tu pas qu'un est impair? HIPPIAS. Assurément.
SOCRATE. Mais pris conjointement, et étant deux, sommes-nous aussi impairs?
HIPPIAS. Non, Socrate. (b)
SOCRATE. Nous sommes pairs au contraire, n'est-ce pas?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. Parce que nous sommes pairs tous deux ensemble, s'ensuit-il que chacun de nous est pair?
HIPPIAS. Non, assurément.
SOCRATE. Il n'est donc pas nécessaire, comme tu disais, que chacun de nous soit ce que nous sommes tous les deux, et que nous soyons tous deux ce qu'est chacun de nous?
HIPPIAS. Non pour ces sortes de choses; mais cela est vrai pour celles dont je parlais plus haut.
SOCRATE. Je n'en demande pas davantage, Hippias: il me suffit qu'en certains cas il en soit ainsi, et en d'autres d'une autre manière. Je disais en effet, si tu te rappelles ce qui a donné lieu à cette discussion, que les plaisirs de la vue et de l'ouïe ne sont pas beaux par une beauté qui fut propre à chacun d'eux en particulier, sans leur être (c) commune à tous deux ensemble; ni par une beauté qui leur fût commune à tous deux, sans être propre à Chacun d'eux séparément; mais par une beauté commune aux deux, et propre à chacun; puisque tu accordais que ces plaisirs sont beaux pris conjointement et séparément. J'ai cru en conséquence que s'ils étaient beaux tous les deux, ce ne pouvait être qu'en vertu d'une qualité inhérente à l'un et à l'autre, et non d'une qualité qui manquât à l'un des deux; et je le crois encore. Dis-moi donc de nouveau: si le plaisir de la vue et celui de l'ouïe sont beaux pris (d) point commun aux deux et propre à chacun?
HIPPIAS. Sans contredit.
SOCRATE. Sont-ils beaux parce que ce sont des plaisirs, qu'on les prenne séparément ou ensemble? A cet égard tous les autres plaisirs ne sont-ils pas aussi beaux que ceux-là, puisque nous avons reconnu, s'il t'en souvient, que ce ne sont pas moins des plaisirs?
HIPPIAS. Je m'en souviens.
SOCRATE. Nous avons dit en fait qu'ils sont beaux parce qu'ils naissent de la vue et de l'ouïe. (e)
HIPPIAS. J'en conviens.
SOCRATE. Vois si je dis vrai. Autant que je me rappelle, il a été dit que le beau est non pas simplement l'agréable, mais cette espèce d'agréable qui a sa source dans la vue et l'ouïe.
HIPPIAS. Cela est vrai.
SOCRATE. N'est-il pas vrai aussi que cette qualité est commune à ces deux plaisirs pris conjointement, et n'est pas propre à chacun séparément? Car chacun d'eux en particulier, comme nous avons dit plus haut n'est pas plaisirs (303 a)pris ensemble qui sont produits par les deux sens pris ensemble, et non chacun d'eux en particulier. N'est-ce pas?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. Ce qui fait la beauté de chacun d'eux séparément ne peut être une qualité qui n'appartient pas à chacun. Ainsi, la qualité d'être deux n'appartient pas à chaque élément séparément. En conséquence, s'il est sans doute permis d'affirmer, conformément à l'hypothèse, que les deux sont beaux pris ensemble, on ne peut dire que chacun le soit séparément. Qu'en penses-tu? Cela n'est-il pas nécessaire?
HIPPIAS. Il me semble.
SOCRATE. Dirons-nous donc que ces plaisirs, pris conjointement, sont beaux, et que, séparément, ils ne le sont pas ?
HIPPIAS. Qui nous en empêche?
SOCRATE. Voici, ce me semble, ce qui nous en empêche: c'est que nous avons reconnu des qualités qui se trouvent dans chaque objet, et qui sont telles que, si elles sont communes à deux objets, elles sont propres à chacun; et, si elles sont propres à chacun, elles sont communes aux deux. Telles sont toutes celles dont tu as parlé, n'est-ce pas?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. Il n'en est pas de même des qualités dont j'ai parlé. De ce nombre est ce qui fait que deux objets pris séparément sont un, et deux, pris conjointement. Cela est-il vrai?
HIPPIAS. Oui.
SOCRATE. Or, Hippias, ces deux classes de qualités étant b admises, dans laquelle juges-tu qu'il faille mettre la beauté? Dans celle des qualités dont tu parlais? Si je suis fort et toi aussi, disais-tu, nous le sommes tous deux; si je suis juste et toi aussi, nous le sommes tous deux; et si nous le sommes tous deux, chacun de nous l'est. De même, si je suis beau et toi aussi, nous le sommes tous deux; et si nous le sommes tous deux, chacun de nous l'est. Ou bien peut-il en être du beau comme de certaines choses qui, prises conjointement, sont paires, et, séparément, peuvent être ou impaires ou paires, ou comme de ces éléments qui, séparément, sont des nombres irrationnels et qui, réunis, peuvent être soit rationnels soit irrationnels? Peut-il en être du beau comme de mille autres cas semblables(c), que j'ai dit se présenter à mon esprit? Dans quelle classe mets-tu le beau? Penses-tu là-dessus comme moi? Pour moi, il me semble qu'il serait très absurde qu'étant beaux tous les deux, chacun de nous ne le fût pas, ou que chacun de nous étant beau, nous ne le fussions pas tous deux ou toute autre chose du même genre. Es-tu du même sentiment que moi, ou d'un sentiment opposé?
HIPPIAS. Je suis du tien, Socrate.
SOCRATE. Tu fais bien, Hippias; cela nous épargne une plus longue recherche. En effet, s'il en est de la beauté comme du reste, le plaisir qui naît de la vue et de l'ouïe ne peut être beau, puisque la propriété de naître de la vue et de l'ouïe rend beaux ces deux plaisirs pris conjointement, mais non chacun d'eux séparément; ce qui est impossible, comme nous en sommes convenus toi et moi, Hippias.
HIPPIAS. Nous en sommes convenus en effet.
SOCRATE. Il est donc impossible que le plaisir qui a sa source dans la vue et l'ouïe soit beau, puisque, s'il était beau, il en résulterait une chose impossible.
HIPPIAS. Cela est vrai.
SOCRATE. « Puisque vous avez fait fausse route, répliquera notre homme(e), dites-moi de nouveau l'un et l'autre quel est le beau qui se rencontre dans les plaisirs de la vue et de l'ouïe, et vous les a fait nommer beaux préférablement à tous les autres.» Il me parait nécessaire, Hippias, de répondre que c'est parce que de tous les plaisirs ce sont les moins nuisibles et les meilleurs, qu'on les prenne conjointement ou séparément. Ou bien connais-tu quelque autre différence qui les distingue des autres?
HIPPIAS. Nulle autre; et ce sont en effet les plus avantageux de tous les plaisirs.
SOCRATE. « Le beau, dira-t-il, est donc, selon vous, un plaisir avantageux. » Il semble bien, lui répondrai-je. Et toi ?
HIPPIAS. Et moi aussi.
SOCRATE. « Or, poursuivra-t-il, l'avantageux est ce qui produit le bien, et nous avons vu que ce qui produit est différent (304a) de ce qui est produit: nous voilà retombés dans notre premier embarras; car le bien ne peut être le beau, ni le beau le bien, s'ils sont différents l'un de l'autre. » Nous en conviendrons assurément, Hippias, si nous sommes sages, parce qu'il n'est pas permis de consentement à quiconque dit la vérité.
Contexte :
A deux reprises, Socrate s'est efforcé d'imaginer ce que le beau pourrait bien être. En vain. Chacune de ses hypothèses s'est heurtée à un obstacle conceptuel majeur.
Il formule, à présent, une ultime hypothèse.
Contenu :
"Vois, dit-il à Hippias, si le beau n'est pas ce qui nous donne du plaisir; et je ne dis pas toute espèce de plaisirs, mais ceux de l'ouïe et de la vue."
Question :
Très long développement. Socrate va profiter de l'occasion pour infliger à Hippias un cours de logique sur la définition.
Hypothèse: ne pourrait-on pas définir le beau de façon purement esthétique, en en faisant une propriété de certaines sensations spécifiques, les sensations procurées par l'oeil et par l'ouïe ? Ce qui est caractéristique, semble-t-il, de ce que nous appelons de beaux hommes, de belles peintures, de belles sculptures, c'est qu'elles "charment notre vue", que nous avons du plaisir à les contempler. De même, ce qui est caractéristique de belles musiques, de beaux discours, de beaux poèmes, c'est que nous avons du plaisir à les entendre.
Surgissent tout de suite deux difficultés :
- Première difficulté
Cette définition ne semble avoir de valeur que si l'on se place justement sur un plan purement esthétique. Elle ne semble pas valoir pour les choses qui sont belles au sens moral du terme. Elle est donc trop étroite.Peut-être, dit Socrate, est-il possible de montrer que cette définition vaut aussi pour les belles activités, les belles lois, etc. Mais il ne précise pas plus sa pensée. Il veut peut-être dire qu'une belle action ou une belle institution possèdent une harmonie qui est, pour ainsi dire, sensible, perceptible.
- Deuxième difficulté:
Notre sélection des belles sensations n'est-elle pas trop exclusive ? La définition n'est-elle pas trop restrictive?Les sensations olfactives, gustatives, sexuelles ne procurent-elles pas aussi du plaisir ? Ne sont-elles même pas sources de jouissance particulièrement intenses ?
On peut répondre que l'opinion commune distingue nettement et légitimement les belles sensations des sensations agréables. Manger, faire l'amour, sont des occupations agréables. Ce ne sont pas de belles activités.
Mais nous ne sommes pas encore tirés d'affaire.
Car cette exclusion de certaines sensations montre clairement que nous devons chercher la raison pour laquelle nous réservons aux sensations visuelles et auditives le privilège de la beauté esthétique. Nous n'avons pas encore dégagé l'essence commune dont participent ces deux sortes de sensations, le caractère commun qui fait qu'elles peuvent prendre une valeur esthétique. Nous avons circonscrit l'extension du concept de plaisir esthétique, mais cela est insuffisant.
En effet, si les plaisirs de la vue et de l'ouïe sont beaux, ce n'est pas parce qu'ils sont plaisirs de la vue ; car, dans ce cas, les plaisirs auditifs ne seraient pas beaux. Ce n'est pas non plus parce qu'ils sont plaisir de l'ouïe ; dans ce cas, les plaisirs visuels cesseraient d'être beaux. Ce n'est pas non plus parce qu'ils sont des plaisirs ; on a vu qu'il y avait d'autres plaisirs.
Donc, jusqu'à maintenant, nous n'avons pas déterminé la "différence spécifique", qui fait de ces deux classes de plaisirs des plaisirs esthétiques.
Une question se pose, d'ailleurs: cet élément commun doit-il appartenir et aux deux plaisirs pris ensemble et à chacun de ces deux plaisirs considérés isolément?
Hippias trouve la question dépourvue de sens : comment ce qui appartient à un ensemble n'appartiendrait-i] pas à chacun des éléments de cet ensemble ?
Socrate lui réplique avec une joie maligne que la parité qualifie l'ensemble constitué par Socrate et Hippias, alors que l'imparité qualifie chacun des membres de cet ensemble. Mais il pose néanmoins que lorsque des choses sont belles, elles doivent l'être ensemble et séparément.
Cependant, si la beauté est commune à l'ensemble et aux éléments, la formule «Le beau est le plaisir de la vue et de l'ouïe» ne vaut rien. Car le fait d'être plaisir de la vue et de l'ouïe est bien commun aux plaisirs de la vue et de l'ouïe, mais ne caractérise pas chacun de ces plaisirs considérés à part l'un de l'autre. C'est dire que la formule n'est absolument pas la définition d'une essence.
La proposition «Le beau est lié aux plaisirs visuels et auditifs» est une constatation et non une explication.
L'explication, Socrate la propose brusquement: les plaisirs visuels et auditifs sont des plaisirs purs. Voilà le caractère commun que nous cherchions.
Les plaisirs d'ordre gustatif, sexuel , etc, ne sont pas de cet ordre. Ils sont beaucoup trop directement liés au désir dans ce qu'il a de plus violent, de plus asservissant.
D'une part, ils sont précédés d'une souffrance (celle qui est provoquée par l'insatisfaction du désir).
D'autre part, ils peuvent aussi être suivis de souffrances (celles qui sont provoqués par l'intempérance).
Au contraire, les plaisirs qui naissent de la vue et de l'ouïe sont des plaisirs purs, non mélangés de souffrance. Voir de belles couleurs, entendre de beaux sons, ces activités ne sont ni précédées, ni accompagnées, ni suivies de douleur.
Mais va surgir une dernière difficulté,
Si les plaisirs visuels et auditifs sont les meilleurs, ils sont avantageux, produisent du bien, ont de bons effets. On retrouve alors l'impasse où l'on s'était engagé tout à l'heure : Si le beau a de bons effets, il n'est pas le bien. Cette conséquence a déjà été jugée inadmissible.
==> La recherche de l'essence du beau finit par échouer.
Considérations générales :
La dernière hypothèse, faite par Socrate, est la plus spécifiquement esthétique de toutes celles proposées par le dialogue.
La distinction des plaisirs purs et des plaisirs mélangés de souffrance est un leitmotiv du platonisme.
Dans la République (583c ss), Platon souligne le fait que nous nous trompons d'ordinaire sur la nature du plaisir et le confondons avec un état intermédiaire entre la peine et le plaisir, un état de repos qui n'est pas le plaisir en lui-même. Cet état de repos lorsqu'il suit une douleur, semble agréable, mais c'est une illusion. Le plaisir provoqué par la cessation de la souffrance causée par le désir n'est qu'une apparence de plaisir. La plupart des plaisirs corporels sont dans ce cas. Parmi les vrais plaisirs qui ne résultent pas de la cessation d'une tension douloureuse, Platon souligne dans ce passage de la République l'importance des plaisirs olfactifs.
Dans le Philèbe (50a, b seq) Platon donne la liste des plaisirs purs : Parmi eux, nous retrouvons les plaisirs visuels liés à la contemplation des belles formes, des belles couleurs ; les plaisirs auditifs ; également les plaisirs olfactifs Dans ce passage célèbre (50c), il précise ce qu'il entend par les plaisirs provoqués par la «beauté des formes». Les belles formes, ce sont les formes géométriques. De nos jours, certains artistes, pratiquant ce que l'on appelle l'abstraction géométrique, développent des considérations analogues. (Mondrian).
Platon pose donc dans l'Hippias Majeur un problème classique en esthétique générale, celui de la spécificité des sensations esthétiques.
En disant que les sensations visuelles et auditives sont par excellence des sensations qui peuvent recevoir un traitement esthétique, Platon inaugure toute une série d'analyses analogues.
Kant affirmera, dans la Critique du Jugement, que le beau est l'objet d'une satisfaction désintéressée et ne doit pas être confondu avec l'agréable.
Les sensations qui ont une signification trop directement et foncièrement vitale, biologique (les sensations gustatives, par exemple) ont souvent la réputation d'être anesthétiques.
Nous pouvons jouir pour elles-mêmes des sensations visuelles ou auditives sans que s'éveille en nous directement un intérêt autre que contemplatif. Nous laissons les qualités sensibles qu'elles révèlent subsister à distance de nous. Pour jouir d'un aliment, il faut, au contraire, le consommer, l'absorber, et donc le faire disparaître.
Platon dit, dans l'Hippias Majeur, que les sensations olfactives ne peuvent pas être belles. Il dit, dans la République et dans le Philèbe qu'elles peuvent procurer des plaisirs purs, non accompagnés de douleur.
Ces deux idées ne sont pas contradictoires. Les sensations olfactives sont généralement considérées comme anesthétiques en raison de leur signification vitale, organique, très accentuée. Elles provoquent de très fortes réactions psycho-physiologiques d'attraction ou de répulsion. Leur importance dans la perception animale est bien connue. De même, les parfums ont souvent une signification érotique très directe.
Au point de vue de l'art, on pourrait souligner l'idée que sont privilégiées les qualités sensibles (couleurs, formes, sons), qui peuvent donner naissance à des organisations stables, cohérentes, articulées, entrer dans des systèmes déterminés de relations. Ce qui n'est pas le cas des odeurs ou des saveurs. On ne peut construire une oeuvre avec des odeurs.
© M. Pérignon