L'examen de la question du beau

Hypothèses de Socrate

Deuxième hypothèse:

serait beau ce qui est avantageux

 

SOCRATE. Oh! ne te vante point, Hippias. Tu vois combien d'embarras cette recherche nous a déjà causé; prends garde que le beau ne se fâche contre nous, et ne s'éloigne encore davantage (b). J'ai tort cependant de parler ainsi. Tu trouveras aisément la solution, je pense, lorsque tu seras seul; mais, au nom des dieux, trouve-la en ma présence; et, si tu le veux bien, continuons à la chercher ensemble. Si nous la découvrons, ce sera le mieux du monde; sinon, il faudra bien que je prenne mon malheur en patience: pour toi, tu ne m'auras pas plus tôt quitté, que tu la trouveras sans peine. Si nous faisons maintenant cette découverte, ce sera une affaire faite, et je n'aurai pas besoin de t'importuner pour te demander ce que tu as trouvé tout seul. Vois donc si ceci ne serait pas le beau, selon toi (. Je dis que c'est... Examine bien, et écoute-moi attentivement, de peur que je ne dise une sottise. Le beau donc, par rapport à nous, c'est ce qui nous est utile. Voici sur quoi je fonde cette définition. Nous appelons beaux yeux, non ceux qui ne peuvent rien voir, mais ceux qui le peuvent, et qui sont utiles pour cette fin. HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Ne disons-nous pas de même du corps entier, qu'il est beau, soit pour la course, soit pour la lutte? Et pareillement de tous les animaux, par exemple qu'un cheval est beau, un coq, une caille; de tous les ustensiles; (d) de tous les moyens de locomotion, tant sur terre que sur mer, comme les bateaux de commerce et les navires de guerre; de tous les instruments, soit de musique, soit des autres arts; et encore, si tu le veux, des mœurs et des lois? Nous donnons ordinairement à toutes ces choses la qualité de belles, envisageant chacune d'elles sous le même point de vue, c'est-à-dire par rapport aux propriétés qu'elle tient ou de la nature, ou de l'art, ou de sa position, appelant beau ce qui est utile, en tant qu'il est utile, en tant qu'il sert à une certaine fin, et autant de temps qu'il est utile (e); et laid, ce qui est inutile à tous égards. N'est-ce pas aussi ton avis, Hippias?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Ainsi, nous avons raison de dire que le beau n'est autre chose que l'utile?

HIPPIAS. Sans contredit, Socrate.

SOCRATE. N'est-il pas vrai que ce qui a la puissance de faire quoi que ce soit, est utile par rapport à ce qu'il est capable de faire, et que ce qui en est incapable est inutile? HIPPIAS. Certainement.

SOCRATE. La puissance est donc une belle chose, et l'impuissance une chose laide?

HIPPIAS. Assurément: tout atteste la vérité de cette définition, Socrate; mais la politique en est une preuve particulière (296 a). En effet, avoir de la puissance politique dans sa propre ville, est ce qu'il y a de plus beau au monde, comme ne rien pouvoir est ce qu'il y a de plus laid.

SOCRATE. C'est fort bien dit. Et, au nom des dieux, Hippias, n'est-ce pas pour cette raison que rien n'est plus beau que la sagesse, ni plus laid que l'ignorance?

HIPPIAS. Et pour quelle autre raison, s'il te plaît, Socrate?

SOCRATE. Arrête un moment, mon cher ami: je tremble pour ce que nous dirons après cela.

HIPPIAS. Que crains-tu, Socrate, maintenant que tes recherches vont on ne peut mieux? (

SOCRATE. Je le voudrais bien, mais examine, je te prie, ceci avec moi. Fait-on ce qu'on ne saurait et ce qu'on ne peut absolument faire?

HIPPIAS. Nullement; et comment veux-tu qu'on fasse ce qu'on ne peut faire?

SOCRATE. Ainsi ceux qui pèchent et font de mauvaises actions involontairement, ne les auraient pas commises s'ils n'avaient pas eu le pouvoir de les commettre? HIPPIAS. Évidemment. (c)

SOCRATE. Mais c'est la puissance qui rend capable de faire ce que l'on peut; car ce n'est pas sans doute l'impuissance?

HIPPIAS. Non, certes.

SOCRATE. Et tous ceux qui font quelque chose, ont le pouvoir de le faire? HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Mais tous les hommes, à commencer depuis l'enfance, font beaucoup plus de mal que de bien, et commettent des fautes involontairement?

HIPPIAS. Cela est vrai. SOCRATE. Quoi donc! Dirons-nous qu'une pareille puissance, et tout ce qui est utile pour faire le mal, est quelque chose de beau? Ou s'en faut-il beaucoup que nous le disions ? (d)

HIPPIAS. Il s'en faut beaucoup, Socrate, à mon avis.

SOCRATE. A ce compte, Hippias, le pouvoir et l'utile ne sont donc pas la même chose que le beau?

HIPPIAS. Il faut, Socrate, que ce pouvoir ait le bien pour objet, et qu'il soit utile à cette fin.

SOCRATE. Il n'est plus vrai, du moins, que le pouvoir et l'utile soient le beau pur et simple; et ce que nous avons voulu dire, Hippias, c'est que le pouvoir et l'utile sont le beau, dans la mesure ou ils tendent vers le bien. (e)

HIPPIAS. Il me parait que oui.

SOCRATE. Mais cela, n'est-ce pas l'avantageux?

HIPPIAS. Sans doute.

SOCRATE. Ainsi, et les beaux corps, et les belles institutions, et la sagesse, et toutes les autres choses dont nous avons parlé, sont belles, parce qu'elles sont avantageuses?

HIPPIAS. Cela est évident. SOCRATE. Il apparaît donc que, pour nous, le beau, c'est I 'avantageux.

HIPPIAS. Assurément, Socrate.

SOCRATE. Mais l'avantageux est ce qui fait du bien? HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Et ce qui fait n'est autre que la cause, n'est-ce pas ?

HIPPIAS. Tout à fait.

SOCRATE. Le beau serait donc la cause du bien? (297 a)

HIPPIAS. Il l'est en effet.

SOCRATE. Mais la cause, Hippias, et ce dont elle est la cause, autrement dit l'effet, sont deux choses différentes; car jamais une cause ne saurait être cause d'elle-même. Considère ceci de cette manière. Ne venons-nous pas de voir que la cause est ce qui fait?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. N'est-il pas vrai que la chose produite par ce qui fait n'est autre que l'effet, et nullement ce qui fait?

HIPPIAS. Cela est certain.

SOCRATE. L'effet est donc une chose, et ce qui le produit une autre chose?

HIPPIAS. Qui en doute? SOCRATE. La cause n'est point, par conséquent, cause d'elle-même, mais cause de l'effet qu'elle produit? (b)

HIPPIAS. Sans contredit.

SOCRATE. Si donc le beau est cause du bien, le bien est l'effet du beau; et nous ne recherchons avec tant d'empressement la sagesse et toutes les autres belles choses, selon toute apparence, que parce qu'elles produisent le bien, lequel est l'objet de tous nos désirs. Il résulte de cette découverte que le beau est en quelque sorte le père du bien.

HIPPIAS. Tout à fait. Cela est fort bien dit, Socrate.

SOCRATE. N'est-ce pas également une chose bien dite, que le père n'est pas le fils, ni le fils le père?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Et que la cause n'est point l'effet, ni l'effet la cause?

HIPPIAS. Cela est vrai.

SOCRATE. Par Zeus, cher Hippias, le beau n'est donc pas plus le bien que le bien n'est le beau. N'est-ce pas la conclusion que nous devons tirer de ce que nous venons de dire?

HIPPIAS. Je ne vois pas comment faire autrement. SOCRATE.

Consentirons-nous donc à dire que le beau n'est pas le bien, et que le bien n'est pas le beau?

HIPPIAS. Non, par Zeus, cela ne me satisfait pas. SOCRATE. Et, par Zeus, tu as raison, Hippias; et de tout ce qui a été dit jusqu'ici, c'est ce qui me déplaît le plus. (d)

HIPPIAS. C'est aussi mon avis.

SOCRATE. Ainsi il parait que la définition qui fait consister le beau dans ce qui est avantageux, utile, capable de produire quelque bien, loin d'être la plus belle de toutes les définitions, comme il nous semblait tout à l'heure, est, s'il est possible, plus ridicule encore que les précédentes, où nous pensions que le beau était une jeune fille, et chacune des autres choses que nous avons énumérées.

HIPPIAS. Il y a toute apparence.

SOCRATE. Pour ce qui me regarde, Hippias, je ne sais plus de quel côté me tourner, et je suis bien embarrassé. Et toi, te vient-il quelque chose? (e)

HIPPIAS. Non, pour le présent; mais, comme je t'ai déjà dit, je suis bien sûr qu'en réfléchissant un peu je trouverais ce que nous cherchons.

 

 

Contexte :

Socrate, dont la première hypothèse n'a pas pu être retenue, en raison du refus d'Hippias de considérer que ce qui convient REELLEMENT puisse être beau, suggère une nouvelle hypothèse: serait beau ce qui est utile.

 

Contenu :

Cette nouvelle hypothèse, selon laquelle est beau ce qui est utile va se heurter à son tour à une objection majeure: Socrate fait observer que si le beau s'identifie à l'utile, il s'identifie également à ce qui a la puissance de produire un effet, à ce qui est efficace. Or, continue d'observer Socrate, ce qui est efficace peut l'être à des fins mauvaises, et donc laides à quelque égard. Si l'on tient malgré tout à tenir pour beau ce qui est utile, on ne pourra le faire qu'à condition d'éliminer ce cas de figure, dans lequel ce qui est utile le serait à des fins mauvaises.

Ne pourrait-on pas en conséquence, demande Socrate, préciser l'hypothèse de départ en supposant à présent qu'est beau ce qui procure quelque chose de bon, en un mot ce qui est avantageux, (bénéfique, bienfaisant).

Mais une nouvelle difficulté va surgir: si le beau est ce qui procure le bien, remarque Socrate, il en est la cause. Or, déclare Socrate, la cause productrice d'un effet est toujours distincte de cet effet qu'elle produit; donc le beau est avantageux, il procure le bien, il en est pour ainsi dire le Père, ce qui, à ses yeux, est insoutenable: il ne peut admettre la séparation de la valeur esthétique de la valeur morale! Ce sera donc au nom de ce principe supérieur, sorte de postulat axiologique, qu'échouera la seconde hypothèse

 

Question :

Socrate semble tout faire (en sous main) pour examiner, malgré tout, le bien fondé de sa première hypothèse: l'avantageux n'est-il pas ce qui convient réellement - en l'induisant de l'observation?

Si l'hypothèse échoue, non du fait d'Hippias cette fois, mais du sien propre, c'est en raison du lien d'indissociabilité conceptuelle qu'il établit - avec tous les grecs de son temps - entre le beau et le bien, le kaloskagathos: pas de "fleur du mal" !

 


 

A côtés de l'Hypothèse: Le beau et l'utile

Il ne faudrait pas croire que Socrate et Platon soient ennemis de l'utilité. Ils ne sont pas du tout partisans de l'art pour l'art.

Selon Xénophon (Mémorables, III, 4, 5): les choses qui sont belles sont « de bonne utilité » pour les hommes.

Dans la République, Platon pose en principe que l'art ne sera admis dans la cité idéale que dans la mesure où il éduquera correctement les citoyens. L'art doit être au service de la cité. Il sera socialement utile ou ne sera pas.

Si Socrate et Platon pensent que le beau doit être utile, pourquoi notre texte se refuse-t-il à les identifier? Parce que si le beau est toujours efficace, l'efficacité n'est pas toujours belle. Cf. Hippias Mineur ( 373c, 375d) : L'âme qui produit des choses qui sont laides, mauvaises, les produit en vertu d'une capacité et d'une habilité technique qu'elle possède. La puissance peut servir à des fins opposées. Même idée dans le Gorgias (466b) : Le bon orateur peut mettre son éloquence au service de mauvaises causes. L'Euthydème (281f) souligne aussi, le fait que beaucoup de capacités peuvent aussi bien engendrer des effets nuisibles que des effets utiles.

 

Le fonctionnalisme et l'esthétique de l'utile

 

Notre texte pose donc l'important problème esthétique des relations du beau et de l'utile.

L'idée qu'une forme est belle lorsqu'elle est bien adaptée à la fonction qu'elle doit remplir a été souvent reprise dans l'histoire des idées. Alain écrivait : « Il faut qu'une belle porte soit d'abord une porte. Si un siège n'est point fait pour qu'on y soit bien assis il ne sera jamais beau. L'utile va toujours devant et l'artiste est d'abord artisan... Le beau ne fleurit que sur l'utile. » Le souci d'éliminer des formes utiles tout ce qui les rend pas efficaces, en particulier les ornements, est très prononcé de nos jours. On pense que cette épuration permettra d'atteindre la beauté.

Le problème des relations du beau et de l'utile s'est toujours posé avec plus ou moins d'acuité en architecture.

On a vu naître, à la fin du XIXe siècle, une esthétique "fonctionnaliste" : une claire expression extérieure de la fonction du bâtiment fut alors regardée par beaucoup d'architectes comme le fondement sur lequel l'architecture devait se développer.

- Sullivan forgea, dans les années 1880, le slogan : "La forme suit la fonction ."

- Le Corbusier écrivait en 1920 "Une maison est une machine à habiter." et : "Quand une chose répond à un besoin, elle est belle."

 

Le beau et le bien

Avec la correction de l'hypothèse selon laquelle serait beau ce qui est utile par l'hypothèse selon laquelle serait beau uniquement ce qui est utile au bien, le sommet du dialogue est atteint.

Platon rejette l'hypothèse faite (la 2ème) parce qu'elle n'établit pas une relation suffisamment étroite entre le beau et le bien et parce qu'elle ne caractérise pas de façon satisfaisante cette relation.

La tendance de Platon est d'identifier le beau au bien, et de voir dans la beauté l'éclat du bien, sa manifestation: plus une chose participe du Bien et plus elle est belle.

Dans le Banquet, Platon dit que l'absolu est le beau.

Dans la République, il dit que c'est le Bien.

On a pu dire (J. Moreau, Le Platonisme de l'Hippias Majeur) qu'entre le bien de la République et le beau du Banquet il y a équivalence.

Dans le Philèbe (60a ), Platon dit qu'on peut saisir le bien sous la triple forme de la beauté, de la proportion et de la vérité.

Le bien se manifeste par la mesure et la proportion ; une bonne chose est une chose bien organisée, bien proportionnée. Mais une chose bien comprise, c'est une belle chose. Le bien est générateur d'une harmonie interne, et cette harmonie interne c'est la beauté.

Platon rapproche le plus possible la valeur esthéthique de la valeur éthique. Cette tendance était déjà très vive chez les Pythagoriciens. Mais l'esthétique sophistique dissociait ces deux valeurs et a souvent combattu le moralisme de l'esthétique cathartique des Pythagoriciens. Pour les sophistes, le bien et le beau sont deux choses distinctes (cf. le Gorgias 477c, d). Gorgias disait d'ailleurs que les enchantements produits par les arts provoquent "une douce maladie de l'âme". L'art trouble l'esprit de l'homme par ses sortilèges, et c'est là un effet désirable. Nous sommes aux antipodes du platonisme.


© M. Pérignon