L'examen de la question du beau Hypothèses de Socrate
Première hypothèse:
serait beau ce qui convient
SOCRATE. Je vais te l'expliquer. « Mon pauvre Socrate, me dit-il, laisse là toutes ces réponses et autres semblables; elles sont trop ineptes, et trop aisées a réfuter(e). Vois plutôt si le beau ne serait point ce que nous avons évoqué précédemment, lorsque nous avons dit que l'or est beau pour les choses auxquelles il convient et laid pour celles auxquelles Il ne convient pas; qu'il en est de même pour tout le reste où cette convenance se trouve. Examine donc le convenable en lui-même, et dans sa nature, pour voir s'il ne serait point le beau que nous cherchons. » Ma coutume est de me rendre à son avis, lorsqu'il me propose de pareilles choses, car je n'ai rien à lui opposer. Mais toi, penses-tu que le convenable est le beau?
HIPPIAS. Tout à fait, Socrate.
SOCRATE. Examinons bien, de peur de nous tromper.
HIPPIAS. Il faut examiner, sans doute. (294a)
SOCRATE. Vois donc. Appelons-nous convenable ce qui fait paraître belles les choses où il se trouve, ou bien ce qui les rend effectivement belles? ou n'est-ce ni l'un ni l'autre?
HIPPIAS. Il me semble que c'est ce qui les fait paraître belles, comme lorsque quelqu'un, ayant pris un habit ou une chaussure qui lui va bien, parait plus beau, fût-il d'ailleurs d'un extérieur ridicule.
SOCRATE. Si le convenable fait paraître les choses plus belles qu'elles ne sont, c'est donc une espèce de tromperie en fait de beauté; et ce n'est point ce que nous cherchons, Hippias(b); car nous cherchons ce par quoi les belles choses sont réellement belles, de même que toutes les choses grandes sont grandes par une certaine supériorité : c'est en effet par là qu'elles sont grandes; et quand même elles ne le paraîtraient pas, s'il est vrai qu'il s'y trouve de la grandeur, elles sont nécessairement grandes. De même, le beau, disons-nous, est ce qui rend belles toutes les belles choses, qu'elles paraissent telles ou non. Évidemment ce n'est point le convenable, puisque, de ton aveu, il fait paraître les choses plus belles qu'elles ne sont, au lieu de les faire paraître telles qu'elles sont. Il nous faut donc essayer, comme je viens de dire, de découvrir ce qui fait que les belles choses sont belles, qu'elles le paraissent ou non (c); car si nous cherchons le beau, c'est là ce que nous cherchons.
HIPPIAS. Mais le convenable, Socrate. à la fois rend belles et fait paraître telles toutes les choses où il se rencontre.
SOCRATE. Il est donc impossible que les objets réellement beaux ne paraissent pas tels, du moment qu'ils possèdent ce qui les fait paraître beaux?
HIPPIAS. Cela est impossible.
SOCRATE. Mais dirons-nous, Hippias, que les lois et les institutions réellement belles paraissent telles toujours et aux yeux de tout le monde? ou, tout au contraire, qu'on n'en connait pas toujours la beauté, et que c'est un des principaux sujets de dispute et de querelles, tant entre les particuliers qu'entre les États? (d)
HIPPIAS. Il me parait plus vrai de dire, Socrate, qu'on n'en connait pas toujours la beauté.
SOCRATE. Cela n'arriverait pas, cependant, si elles paraissaient ce qu'elles sont; et elles le paraîtraient, si le convenable était la même chose que le beau, et que non seulement il rendit les choses belles, mais les fit paraître telles. Par conséquent, si le convenable est ce qui rend une chose réellement belle, il est bien le beau que nous cherchons, et non le beau qui la fait paraître belle. Si, au contraire, le convenable donne seulement aux choses l'apparence de la beauté, ce n'est point le beau que nous cherchons, (e) car le beau dont il est question rend les choses réellement belles, et une même chose ne saurait être à la fois une cause d'illusion et de vérité, soit pour la beauté, soit pour toute autre chose. Choisissons donc quelle propriété nous donnerons au convenable, de faire paraître les choses belles, ou de les rendre telles.
HIPPIAS. A mon avis, Socrate, il les fait paraître belles.
SOCRATE. Dieux ! la connaissance que nous croyions avoir de la nature du beau nous échappe donc, Hippias, puisque nous jugeons que le convenable est autre que le beau. HIPPIAS. Vraiment oui, Socrate; et cela me parait bien étrange. (295)
SOCRATE. Ne lâchons pourtant pas prise, mon cher ami: j'ai encore quelque espérance que nous découvrirons ce que c'est que le beau.
HIPPIAS. Assurément, Socrate; car ce n'est pas une chose bien difficile à trouver; et je suis sûr que, si je me retirais un moment à l'écart pour méditer là-dessus, je t'en donnerais une définition si exacte que l'exactitude même n'y saurait trouver à redire.
Les efforts d'Hippias pour définir le beau ont été vains !
Socrate prend le relais. Mais, à la différence d'Hippias, il ne prétend pas dire ce qu'est le beau. Il propose d'examiner si le beau ne pourrait pas être défini d'une certaine manière. Il se demande, pour commencer, si le beau ne pourrait pas être défini comme étant ce qui convient. Pour formuler ce qui sera la première des trois hypothèses qu'il sera conduit à faire, Socrate s'inspire de ce qui avait été dit antérieurement, lorsqu'Hippias avait identifié le Beau à de l'or et reconnu, chemin faisant, qu'il n'était beau que lorsqu'il convenait, était approprié.
Examen de l'hypothèse
Il s'agit de voir si la propriété commune à toutes les choses que l'on dit être belles consiste en ceci qu'elles "conviennent». En suggérant l'idée de convenance, Socrate propose un changement radical de regard: on n'en est plus à évoquer des exemples, tous contingents par nature. On cherche désormais - et enfin ! -à s'élever vers l'essence dont participeraient toutes choses susceptibles d'être dites belles. C'est à une authentique élaboration conceptuelle que Socrate entend initier Hippias.
Observons le travail conceptuel du philosophe !
Il commence par problématiser la question inductrice de la recherche du concept.
QUESTION: Il s'agit de savoir si le beau ne serait pas ce qui convient.
Problème : Socrate demande si l'on tiendra pour beau ce qui convient réellement ou bien ce qui convient en apparence. Ainsi que l'on pouvait s'y attendre, Hippias choisit [en empiriste conséquent] l'apparence. Socrate, pour évaluer la qualité du choix d'Hippias, en tire les conséquences : lorsque quelqu'un est laid, mais qu'il est CONVENABLEMENT habillé, il PARAIT beau. Voilà qui, aux yeux de Socrate, alias Platon, est inacceptable. On ne saurait accepter que la convenance ne confère aux choses et aux êtres que l'apparence du beau, sans - du même coup - faire droit à la tromperie, au mensonge: ce serait manquer ce que l'on recherche, le beau, qui est vraiment tel.
Une exigence fondamentale (sorte de postulat supérieur, rationnel) serait bafouée, celle qui conduit à considérer que le beau et le vrai ne sauraient qu'aller de pair !
Socrate demande ainsi à Hippias de revoir sa position initiale.
Hippias le fait, mais sous forme de compromis - il choisit la possibilité pour le beau de convenir réellement et en apparence: "le convenable, Socrate, à la fois rend belles et fait paraître telles toutes les choses où il se rencontre." Il suffit à Socrate de tirer la conséquence pratique d'un tel compromis, et de constater qu'il se heurte au démenti des faits pour le rejeter : Les belles choses devraient être reconnues universellement. Or de toute évidence il n'en est rien .
Il en résulte qu'il faudrait admettre, si le beau est ce qui convient, qu'il doit être ce qui convient réellement. Hippias refuse de privilégier l'être à l'apparaître, conséquent avec lui-même.
Socrate, qui joue pleinement le jeu du dialogue, ne peut qu'enregistrer cette fin de non recevoir et rappeler son propre principe supérieur : selon lequel le beau ne saurait être mensonger, et donc identifié à ce qui paraît simplement beau et ne l'est pas pour autant nécessairement.
L'examen de l'hypothèse débouche ainsi sur une impasse !
© M. Pérignon