Épilogue
 

HIPPIAS. Mais toi, Socrate, que penses-tu de tout ceci? Ce ne sont point là des discours, mais en vérité des raclures et des rognures de discours, hachés en morceaux, comme j'ai déjà dit. Ce qui est beau et vraiment estimable, c'est d'être en état de faire un beau discours en présence des juges, devant le Conseil, ou toute autre espèce de magistrats (b), et de ne se retirer qu'après les avoir persuades. remportant avec soi la plus précieuse de toutes les récompenses, la conservation de sa personne, et celle de ses biens et de ses amis. Voila à quoi tu dois t'attacher, au lieu de ces vaines subtilités, si tu ne veux pas passer pour un insensé, en t'occupant, comme tu fais maintenant, de pauvretés et de bagatelles.

SOCRATE. O mon cher Hippias, tu es heureux de connaître les choses dont un homme doit s'occuper, et de t'en être occupé à fond, comme tu dis. Pour moi, victime de quelque mauvaise destinée, je suis toujours dans le doute et l'incertitude; et lorsque je fais part de mon embarras a vous autres, sages, vous me couvrez d'insultes, après que je vous ai exposé mon état. Vous me dites tout ce que je viens d'entendre de ta bouche, que je m'occupe de sottises, de minuties, de misères; et quand, convaincu par vos raisons, je dis, comme vous, qu'il est bien plus avantageux de savoir faire un beau discours devant les juges ou devant toute autre assemblée, j'essuie toutes sortes de reproches de plusieurs citoyens de cette ville, (d) et en particulier de cet homme qui ne cesse de me réfuter: car il m'appartient de fort près, et il demeure dans la même maison que moi. Lors donc que je suis de retour chez moi, et qu'il m'entend tenir un pareil langage, il me demande si je n'ai pas honte de parler de belles occupations tandis qu'il m'a prouvé jusqu'à l'évidence que j'ignore ce que c'est que le beau. «Pourtant, ajoute-t-il, comment sauras-tu (e) si quelqu'un a fait ou non un beau discours ou une belle action quelconque, si tu ignores ce que c'est que le beau? Et tant que tu seras dans un pareil état, crois-tu que la vie te soit meilleure que la mort? » Je suis donc, comme je disais, accablé d'injures et de reproches et de ta part et de la sienne. Mais enfin peut-être est-ce une nécessité que j'endure tout cela; il ne serait pas impossible après tout que j'en tirasse du profit. Il me semble du moins, Hippias, que ta conversation et la sienne ne m'ont point été inutiles, puisque je crois y avoir appris le sens du proverbe: les belles choses sont difficiles.

 

 

La recherche d'une définition du Beau se solde par un échec, dont Socrate prend acte.

A deux reprises, Socrate s'est efforcé d'imaginer ce que le beau pourrait bien être. En vain. Chacune de ses hypothèses s'est heurtée à un obstacle conceptuel majeur. Chacun, des deux protagonistes, engagés dans le dialogue, conclut à sa façon.

Hippias, d'abord, en sophiste impénitent, pousse l'inconscience jusqu'à proférer un ultime jugement de valeur esthétique sur les vertus de son art, la rhétorique - alors que tout le dialogue montre l'impossibilité rationnelle de proférer de tels jugements aussi longtemps que le beau n'a pas été défini !

Socrate, fidèle à lui-même, reconnaît humblement son ignorance : "Je suis toujours, dit-il, dans le doute et l'incertitude." Et il dénonce une ultime fois l'incohérence de ceux qui, soi-disant sophoi , proclament ce qu'ils ignorent.

 

Peut-on parler d'échec ?

Oui, mais pour Hippias, qui a révélé son incapacité à fonder son discours.

Non, en ce qui concerne Socrate, qui a pu prouver l'inanité de la prétention des sophistes à être les nouveaux sages, supérieurs aux anciens, qu'ils prétendent être. Socrate ne dit-il pas lui-même, laissant au lecteur le soin de comprendre : "Mais enfin peut-être est-ce une nécessité que j'endure tout cela; il ne serait pas impossible après tout que j'en tirasse du profit. Il me semble du moins, Hippias, que ta conversation et la sienne ne m'ont point été inutiles, ...." Aussi Socrate peut-il conclure sagement que "le beau est difficile ", contrairement à ce qu'Hippias a pu toujours prétendre!

Si nous ne savons toujours pas ce qu'est le beau, du moins savons-nous qu'il est imprudent de juger, de façon inconsidérée, que certaines choses sont belles et d'autres laides. Ne sommes nous pas, en plaçant nos pas dans ceux de Socrate, devenus un peu plus sages, désireux de nous détourner des mirages de la rhétorique, pour nous mettre, par la réflexion, en chemin vers l'authentique sagesse, celle que contribue à faire aimer la philosophie ?

 

 


© M. Pérignon