Sujet : Travaille-t-on pour soi ?

 

 

Introduction

Il semble aller de soi que l'on travaille pour soi. Et s'il nous arrivait d'émettre quelque doute à ce sujet, tel l'écolier qui ne verrait pas l'utilité pour lui-même de son travail, il se trouverait toujours quelqu'un pour nous faire observer que c'est pour notre bien qu'il faut nous dépenser. Et pourtant nous savons bien que nous sommes rarement les premiers bénéficiaires de nos travaux.

Qu'en est-il au juste : travaille-t-on pour soi ?

L'examen de la question nous permettra de nous frayer un chemin vers une solution qui tienne compte des données apparemment paradoxales sous lesquelles elle se présente à nous.

 

 

Développement

 

Problématisation de la question

Se demander si l'on travaille pour soi conduit à identifier le bénéficiaire de l'activité productive de chacun, en cherchant à savoir s'il s'agit bien de celui qui la pratique.

Pour se poser un telle question il faut se dire que si le travail est ordonné à la satisfaction des besoins humains, qui ne sauraient être satisfaits sans lui, il ne va pas de soi qu'il satisfasse prioritairement celui qui s'emploie à les satisfaire. Nous vivons en effet dans une telle interdépendance économique les uns à l'égard des autres que la fonction sociale du travail peut sembler l'emporter sur sa fonction de satisfaction des besoins individuels de ses acteurs immédiats.

En mettant en question le fait que l'on travaille pour soi, on est ainsi conduit à prendre conscience de l'interdépendance économique et sociale généralisée des agents de la production.

Pour arriver savoir jusqu'où peut aller le besoin que nous aurions les uns des autres pour satisfaire nos propres besoins, nous aurons à nous demander pour commencer si nous sommes en mesure de travailler pour nous-mêmes. Nous serons alors amenés à déterminer la part de bénéfice que chacun retire tant du travail des autres que de son propre travail. L'ayant déterminée, nous devrions alors être en mesure de dire en connaissance de cause si l'on travaille ou non pour soi.

 

 

Traitement du sujet

 

1. Est-on en mesure de travailler pour soi ?

Nul n'est une île. Cela est vrai dans tous les domaines, et en particulier dans le domaine économique. Ce qui est vrai des enfants est vrai aussi des adultes, qui dépendent de leur entourage social pour les actes les plus élémentaires de la vie. Le nourrisson a besoin de ses parents pour se nourrir, s'habiller et se loger. Et il ne peut compter que sur eux parce qu'ils ont les moyens de pourvoir à ses besoins. Or ils doivent eux-mêmes la possession de ces moyens à leur travail. Mais il est bien rare qu'ils produisent eux-mêmes le lait que boit leur bébé, a fortiori les vêtements qu'ils lui achètent et la maison qui les abritent.

Platon déjà, dans la République, faisait observer que nous ne saurions subvenir nous-mêmes à nos propres besoins et que cela nous conduit à vivre en société. Nous avons en effet tout à y gagner. Nous ne pouvons pas être experts en tous domaines, ni d'ailleurs posséder les moyens techniques qui nous permettraient de l'être. Qui d'entre nous pourrait posséder à la fois une ferme avec des vaches pour produire son lait, une entreprise de maçonnerie, de chauffage, d'électricité et de peinture pour construire et entretenir sa maison, ainsi qu'une usine de tissage attenante à sa bergerie pour tricoter ou tisser ses vêtements ? Aussi devons-nous obtenir ce qui nous est nécessaire pour assurer notre subsistance grâce à la rémunération d'une activité, souvent spécialisée, pour laquelle nous sommes employés et qui est souvent fort éloignée de celles qui nous permettraient de vivre. Un professeur de philosophie ne saurait produire lui-même, au moyen de son activité philosophique, ni le lait, ni les vêtements ni la maison dont il a besoin. Il ne saurait donc travailler directement à la satisfaction de ses propres besoins vitaux.

Que nous soyons professeur de philosophie ayant besoin de lait ou éleveur de vaches laitières ayant besoin de cours de philosophie pour nos enfants, nous participons ainsi, par notre travail, à un système régi par les mécanismes économiques constitutifs de ce que l'on appelle la division du travail. Par notre travail et par notre consommation, nous entrons collectivement, avec les autres agents économiques, dans le système des échanges. En analyste averti des soubassements économiques de la vie sociale, Aristote notait déjà que "l'échange est l'expédient nécessaire pour procurer à chacun ce dont il a besoin." Autant dire que si l'on travaille, cela semble bien être d'abord pour les autres et grâce à eux, dont on contribue à satisfaire les besoins par son propre travail. Est-ce à dire pour autant que l'on n'y trouverait pas soi-même vraiment son compte ?

 

 

2. Quel est le bénéfice que retirent les uns et les autres de leur travail ?

 

Soyons réalistes : nous ne saurions travailler par nous-mêmes à la satisfaction de la plupart de nos besoins - et nous ne participons que modestement à la satisfaction des besoins des autres. Nous ne saurions donc prétendre travailler pour nous-mêmes que fort indirectement. Reste pourtant à savoir si nous ne bénéficions pas nous-mêmes grandement de ce que nous faisons pour les autres.

Travailler consiste à produire des biens ou à fournir des services dont la valeur marchande nous revient en partie et grâce à laquelle nous pouvons assurer notre subsistance et, le plus souvent aussi, égayer notre vie. Ainsi donc travaillons-nous pour nous-mêmes tout en travaillant pour les autres.

Mais il semblerait que les travailleurs que nous sommes soyons tous plus ou mois condamnés à travailler à perte. Notre employeur dégage souvent, au moyen de notre activité, un bénéfice qui peut nous donner à penser que nous travaillons pour lui plus que pour nous ! Il en va de même pour la collectivité que gère l'État qui, pour l'administrer, taxe, souvent lourdement, l'activité économique. Beaucoup travaillent autant, sinon plus, pour payer leurs impôts directs et indirects, que pour eux-mêmes. Il est inutile de ressusciter la vieille théorie marxiste de la plus-value pour nous rendre compte que nous sommes dépossédés pour une part non négligeable du fruit de notre travail. Or force est de constater que ceux qui bénéficieront des prélèvements dits sociaux sont précisément ceux qui ne travaillent pas... Et lorsque nous voudrons enfin réinvestir nos gains dans l'achat de ce qui nous est nécessaire pour vivre, nous serons à nouveau mis à contribution par ce que l'on appelle, en France, une taxe à la valeur ajoutée, dont le nom nous fait oublier qu'elle est, en fait, une taxe retirée à la valeur de notre travail.

Et pourtant, quand bien même nous serions les dindons de la farce sociale que la participation à la division du travail nous oblige à être, ne sommes-nous pas les grands bénéficiaires du travail que nous fournissons et dont les autres bénéficient tout autant sinon plus que nous ? Pour peu que notre travail soit intéressant et pour peu qu'il sollicite notre créativité, ne met-il pas en oeuvre et ne développe-t-il pas en effet ce qu'il y a de meilleur en nous-mêmes ? Mounier disait que "tout travail travaille à faire un homme en même temps qu'une chose." Lorsqu'un professeur de philosophie donne un cours, si dérisoire que soit sa rémunération eu égard à l'investissement intellectuel qu'il présuppose - qui fait dire à juste titre qu'il le donne plutôt qu'il ne le vend - reste que le fait de donner un cours de philosophie est, pour celui qui le donne, éminemment profitable. Grâce à son enseignement il peut exercer sa pensée en étant obligé de lui donner une qualité qu'impose sa transmission à de jeunes esprits qui doivent être en mesure de la comprendre et, éventuellement de l'apprécier. De même le cultivateur, soucieux de rendement et qualité, va-t-il parfaire son savoir agronomique et vétérinaire. L'un et l'autre auront, grâce à leur travail, de multiples occasions de rencontrer des hommes et des femmes aux yeux desquels ils auront le sentiment d'exister, apportant ainsi une réponse à leur besoin spirituel le plus essentiel. En travaillant pour d'autres, ils se sentirons utiles et non plus simplement soucieux d'eux-mêmes, ce qui aura sur eux un effet moral des plus valorisants. N'auront-ils pas alors authentiquement travaillé pour eux-mêmes ?

 

 

Conclusion

Sans devoir faire appel à l'hypothèse que faisait Smith de l'intervention d'une main invisible, hypothèse étrangement métaphysique pour un économiste, force est de constater finalement que nous travaillons indiscutablement les uns pour les autres et que c'est, en fait, en travaillant pour les autres que nous travaillons pour nous-mêmes. Sauf à vouloir ne calculer qu'en termes économiques le bénéfice que nous retirons de notre travail, nous ne pouvons que reconnaître la dette ontologique dont nous sommes redevables à l'égard de la société qui nous procure du travail en nous mettant en relation avec d'autres agents économiques qui nous permettent de vivre, et souvent de bien vivre, à hauteur d'homme.

Encore faut-il que les conditions économiques et sociales permettent effectivement à chacun de déployer une activité dont il puisse pleinement bénéficier tout en venant en aide à ses semblables. Marx en avait le souci au siècle dernier. La faillite du système qui s'en est inspiré ne devrait pas nous décourager de reprendre à bras le corps philosophique la gestion des problèmes économiques et sociaux que pose aujourd'hui la répartition du travail.

 

© M. Pérignon