Sujet : Peut-on reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature ?
A l'extrême fin du vingtième siècle, époque où les progrès technologiques et scientifiques sont plus que jamais admirables et rapides, l'homme en est arrivé à un point critique de sa propre perception de lui-même. En effet, à l'heure où l'homme est - terrifiante nouveauté ! - en mesure de s'auto modifier grâce au génie génétique, il peut légitimement se poser des questions sur sa place dans la nature qu'il est désormais capable d'altérer.
Nous pouvons dès lors nous demander si l'on peut reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature.
L'examen de cette question nous conduira à nous interroger sur la validité de l'hypothèse qu'elle donne à examiner. Pour mener à bien cette étude, nous nous demanderons en premier lieu en quoi l'homme serait partie intégrante de la nature et par quoi il lui serait fondamentalement lié (ou, encore, en quoi il n'aurait pas du tout de place dans la nature !), avant d'examiner les raisons qui pourraient faire penser qu'il est juste de lui attribuer une place particulière dans la nature.
La question "peut-on reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature" a pour objet la place de l'homme dans la nature, et pose ainsi le problème de savoir s'il est fondé et conforme à la réalité de dire que l'homme y occupe une place particulière.
Il importe donc de savoir s'il est judicieux d'affirmer que l'homme, bien qu'appartenant à la nature, y serait un être d'un type absolument unique, qui aurait une spécificité ontologique claire. Nous considérerons, dans notre réflexion, la nature comme l'ensemble des êtres soumis à des lois générales.
Dans la façon dont la question est posée, on semble tenir pour admis que certains ont reconnu à l'homme non seulement une place dans la nature, mais une place particulière, et semble admettre également qu'il existe des critères permettant d'établir une hiérarchie entre les différents éléments de la nature, ou du moins de les situer les uns par rapport aux autres.
De la réponse à la question de savoir si l'on peut reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature, dépend la lucidité de la vision qu'aura l'homme de lui-même et de la nature dans le présent et à l'avenir, et donc son comportement.
Pour savoir si l'on peut reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature, nous allons examiner les raisons qui pourraient nous conduire à ne pas reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature, avant de voir celles qui nous inciteraient davantage à lui reconnaître une place singulière.
Il est évident que l'homme partage avec d'autres êtres de la création certaines caractéristiques communes, essentiellement biologiques : le besoin de se nourrir, de respirer, l'inéluctabilité de la mort et de nombreux autres traits permettent de rattacher l'homme, ou tout du moins le corps humain à la nature, et à ces "animaux-machines" de Descartes, au fonctionnement automatisé similaire.
Forts de ces constatations, certains penseurs, dont Darwin au siècle dernier, ont affirmé si l'humanité était une espèce unique en son genre, elle n'en était pas moins une espèce s'inscrivant dans la continuité des autres. Déjà, dans les sociétés traditionnelles, l'observation des similitudes de l'homme et de l'animal, ainsi que certaines croyances religieuses, contribuaient à donner de l'homme une image de figurant, subissant, tout comme les autres animaux, les colères de la mère-nature. Ainsi, chez les grecs, qui ne concevaient pas la liberté individuelle de l'homme, mais croyaient au contraire être soumis à l'ordre naturel et immuable des choses, il fallait accueillir la nature telle qu'elle s'offrait à nous, et vivre conformément à elle, qui était, selon l'expression d'Aristote, "source de vie et principe de mouvement". Cette vision était partagée à la fois par les stoïciens et les épicuriens. Ce regard admiratif devant les merveilles de la nature se retrouvera encore à l'époque moderne, en plein siècle des Lumières, chez Rousseau, pour qui la nature est une mère bienveillante auprès de qui il faut aller se ressourcer.
Dans cette optique, il convient donc de "s'intégrer" à la nature et donc, en aucun cas, d'y occuper une place particulière, l'homme étant l'égal des autres animaux, ni plus ni moins, et étant soumis aux mêmes règles qu'eux. Mais cette volonté de se ressourcer au sein de la nature, loin des turpitudes de la société humaine, ne dénote-t-elle pas implicitement un éloignement de l'homme par rapport à la nature, une mise au ban de celle-ci ? Cela insinuerait donc que l'homme n'occupe pas la place qu'il devrait occuper...
On peut également émettre l'hypothèse selon laquelle l'homme n'occupe pas de place particulière dans la nature car il n'y a pas de place du tout ! Si l'on voit le spécifique de "homme" dans l'esprit humain, dans son âme, en la séparant, comme Descartes l'a fait, du corps humain, il apparaît que l'homme s'excepte de la nature. Dans la Bible, au livre 2 de la Genèse, Dieu Lui-Même crée le corps humain à partir de la nature (à partir de la terre) mais lui insuffle quelque chose d'unique, qui n'est plus du domaine de la nature, mais du divin.
Les prodigieux progrès techniques de la Renaissance et de l'âge des Lumières donnèrent à l'homme le sentiment de ses propres possibilités et de sa propre grandeur. Si, par modestie et piété, on n'osait pas alors détacher totalement l'homme de la nature et, ainsi, la renier, on prétendait toutefois s'en rendre maître et la modeler à son goût.
Cette figure de l'homo faber, celui qui peut, selon le voeu de Descartes et de Bacon, devenir "comme maître et possesseur de la nature", et qui a le pouvoir de créer des formes nouvelles, apparut brutalement et resta profondément ancrée dans le sens commun. Après des siècles d'humilité terrifiée et pieuse face à la nature, création de Dieu, l'homme pouvait maintenant s'en rendre maître et ainsi contrôler l'oeuvre de Dieu ! Grâce à la puissance de ses artifices, l'homme formait désormais l'utopie d'un Empire humain, qui repousserait les bornes de la nature et bannirait la mort.
Cette nouvelle vision que l'homme a de lui-même a pour principales origines les découvertes scientifiques qui mettent ou mettront bientôt la nature à la disposition de l'homme, croit-on, ainsi que l'enseignement de nombreux penseurs et philosophes modernes qui ont mis en évidence les spécificités humaines. Comme le souligne Pascal dès l'âge classique, l'homme n'est que le roseau "le plus faible de la nature" mais il est "pensant". Ainsi, grâce à la pensée, pure virtualité, de son infériorité l'homme tire sa grandeur. On observe alors une double spécificité de l'homme : il est inférieur par son manque d'instinct et ses faibles prouesses physiques, mais la conscience qu'il a de lui-même, de sa mortalité, de l'univers et de sa propre infériorité le place définitivement au-dessus de l'Univers qui l'écrase. Ainsi, même lorsque certains animaux semblent faire preuve d'un comportement humain, ils ne répondent qu'à un instinct déterminé, admirable certes, mais qui ne repose pas sur aucun projet qu'ils aient eux-mêmes élaboré. L'homme étant le seul animal à pouvoir conceptualiser des pensées abstraites inactuelles, et donc le futur et ses éventualités, il est le seul à pouvoir employer une technique consciemment finalisée, à partir d'éléments qui ne sont pas forcément disponibles dans la nature. Ainsi un castor construira certes un barrage de manière admirable, mais sera incapable d'avoir l'idée de fabriquer une ampoule - ou son équivalent - pour l'éclairer. L'homme est également le seul animal à se "révolter" contre la nature, ce dont aucun autre être naturel n'aurait l'idée : en fixant des conventions mondaines, un savoir-vivre, l'homme ne bride-t-il pas ses impulsions naturelles volontairement ? La préciosité des manières exprime tout aussi bien le refus de s'abandonner passivement au déterminisme des caractères et des situations. La liberté humaine trouve une illustration dans le recours aux artifices, par lesquels l'homme tente de s'arracher aux données naturelles.
Ainsi, les hommes qui prônent la protection de la nature, et affirment l'infériorité de l'espèce humaine par rapport à elle, se fourvoient à leur insu dans un étrange paradoxe : en se croyant investi d'une mission protectrice à l'égard de la nature, l'homme reste ainsi prisonnier du fantasme anthropocentrique de supériorité par rapport à la nature. L'homme ne peut s'auto proclamer protecteur de la nature tout en refusant d'assumer une position supérieure par rapport à celle-ci. On peut donc penser que les écologistes ne défendent pas tant la nature qu'un certain ordre du monde dans lequel l'homme continue d'occuper la place dominante. Cette attitude est cependant intéressante car elle illustre la conscience unique qu'a l'homme de son environnement dans son ensemble, ainsi que de sa fragilité, vision généraliste qu'aucun être vivant ne partage avec lui. Ce faisant, l'homme est également le seul à tenter de se situer dans et par rapport à l'univers dans lequel il vit, et donc à opérer une distanciation par rapport à ses besoins immédiats.
La situation de l'homme dans la nature est donc très difficile à appréhender : inférieur, supérieur, égal ou absent ? Concernant ce dernier point, on ne peut nier que la majeure partie des activités de l'homme est rendue possible et influencée par son corps, une "machine", comme disait Descartes, au fonctionnement similaire a celui des animaux. L'influence biologique est donc trop importante pour détacher totalement l'homme de la nature à qui il doit ce corps.
On peut donc penser que l'homme a une place dans la nature, le tout étant de savoir laquelle ! La fragilité physique de l'homme et son manque d'instinct, particulièrement celui de conservation, l'empêchent d'occuper un rang plus élevé que celui des autres animaux. Il est en effet incontestable que l'homme ne semble pas être l'espèce la mieux placée pour perdurer à long terme et, malgré ses formidables capacités d'adaptation, son extinction arrivera probablement bien avant celle d'autres espèces mieux "armées" pour survivre. Ainsi, l'homme occupe bel et bien une place particulière dans la nature : celle d'inférieur. Mais de cette même situation d'infériorité découle la grandeur de l'homme : confronté à sa faiblesse physique, il n'a très tôt eu d'autre recours que de développer son psychisme et sa ruse. L'arme principale de l'homme dans la lutte pour la survie est ce qui ne doit rien à personne d'autre qu'à l'homme lui-même : le recours aux artifices. L'homme naturel occupe une position d'infériorité dans la nature, mais aidé par l'homme psychique, il devient capable d'appréhender cette nature, de l'étudier et la comprendre, pour finalement la dominer.
Mais l'homme aura-t-il, demain, la sagesse qui lui permettra de dominer sa propre rouerie à l'égard de la nature ?
Etienne THEBAULT, Terminale L, Saint Pierre Chanel, 1998-99