Ludwig Wittgenstein
( 1889 - 1951)
Il convient de distinguer deux pensées philosophiques chez Wittgenstein : la première s'inscrit dans le mouvement de l'analyse logique inauguré par Gottlob Frege et Bertrand Russell, la seconde fonde une analyse informelle centrée sur les différents types d'usage du langage naturel. Cette analyse pragmatique du langage, qui opère une rupture radicale avec la conception traditionnelle encore admise par l'approche logiciste du langage et du monde, sera poursuivie par les « philosophes du langage ordinaire », tels John L. Austin et John R. Searle.
Ludwig Wittgenstein: vie et uvre
Ludwig Josef Johann Wittgenstein est né en 1889 dans une famille de la haute bourgeoisie viennoise. En 1908, après des études de mécanique à Berlin, il part pour Manchester suivre des cours d'aéronautique. Mais bientôt il s'intéresse au problème des fondements des mathématiques. Après une visite au logicien allemand Frege, il décide en 1912 d'aller suivre les cours de Russell à Cambridge. Deux années plus tard, à la déclaration de guerre, il s'engage dans l'armée autrichienne: il sera fait prisonnier en novembre 1918. Durant les hostilités, il lit Tolstoï, les Évangiles et rédige le Tractatus logico-philosophicus. En 1919, il rentre à Vienne, devient instituteur et enseigne dans des écoles communales de Basse-Autriche. Il démissionne bientôt et devient aide-jardinier dans un monastère. En 1929, il repart pour Cambridge, où il présente le Tractatus comme travail de thèse.
En 1930, Wittgenstein est nommé assistant à Trinity College: le contenu de son enseignement, qui rompt avec les orientations du Tractatus, est conservé dans les notes de ses Cahiers. En 1936, il décide de passer une année dans sa cabane en Norvège, où il commence la rédaction des Investigations philosophiques, qu'il terminera en 1945. Il est nommé professeur en 1939, mais en 1940 il s'engage de nouveau sous les drapeaux et devient brancardier, puis travaille dans un laboratoire médical. À la fin de la guerre, il retourne à Cambridge, où il enseigne jusqu'en 1947. Wittgenstein meurt d'un cancer à Cambridge en 1951.
La première philosophie de Wittgenstein
La première philosophie de Wittgenstein tient tout entière dans le Tractatus logico-philosophicus, qui fut le seul ouvrage publié de son vivant. Dans la préface, Wittgenstein indique que son propos fut de montrer que «la formulation [des problèmes philosophiques] repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langage», et il précise qu'il considère avoir «résolu définitivement les problèmes». L'ouvrage se compose de 526 aphorismes, rigoureusement ordonnés en une structure hiérarchique qui se déploie sur sept niveaux.
Le premier niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il définit le monde comme totalité des faits inscrits dans un espace logique. Il ne s'agit aucunement ici d'une quelconque réalité empirique à laquelle on aurait directement accès par pure perception. Les faits sont les éléments d'un espace logique, c'est-à-dire du système qui détermine a priori toutes leurs relations logiques possibles.
Le deuxième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il procède à l'analyse des premiers concepts introduits. Les faits sont tous les états de choses qui ont lieu. Les états de choses sont des connexions d'objets. Ces objets constituent la substance du monde, ils en sont les éléments ultimes, simples. La forme des objets est leur possibilité de se combiner en différents états de choses mutuellement indépendants (thèse de l'atomisme logique). On voit en quoi la logique détermine ici l'ontologie: elle définit la forme des objets comme possibilité de leurs interrelations et dessine l'espace logique des faits comme système de leurs relations. L'aphorisme «Nous nous faisons des images des faits» introduit la problématique centrale de la représentation des faits. Il est possible de se faire une image vraie d'un fait quand fait et image partagent la même forme logique, c'est-à-dire quand les éléments de l'image correspondent aux objets et que la relation entre éléments traduit la corrélation des objets dans l'état de choses.
Le troisième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il introduit la pensée comme «image logique des faits». Ainsi pensée, représentation et logique sont-elles intimement liées. C'est par la pensée, qui s'exprime par le langage, que l'on peut appréhender la forme logique du monde, c'est-à-dire considérer les rapports nécessaires entre les faits.
Le quatrième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il développe le rôle crucial joué par le langage comme mode privilégié de représentation. Le langage est l'ensemble des propositions qui articulent des signes élémentaires selon les règles de la syntaxe logique. Les signes élémentaires nomment les objets, et leur combinaison décrit leur articulation dans l'état de choses. Ainsi la proposition peut-elle constituer l'image du fait.
La proposition «aRb» est image du fait: a-dans-la-relation-R-à-b. Le sens de la proposition est ce qu'elle représente: «Un nom est mis pour une chose, un autre pour une autre, et ils sont reliés entre eux, de telle sorte que le tout, comme un tableau vivant, figure un état de choses.» Ainsi, «aRb» montre la relation entre a et b. En tentant de dire cette relation, l'analyse la «tue»: si je dis que cette proposition est composée de deux objets, a et b, et d'une relation R telle que a en est le premier élément et b le second, j'annihile le caractère relationnel de la relation. De ce constat, déjà fait par Frege et Russell, Wittgenstein conclut à l'opposition radicale entre dire et montrer: «Ce qui peut être montré ne peut être dit.» Ainsi, le sens, la pensée vivante, la fonction représentative de la proposition se montre par ce qui est dit, mais qui ne saurait se dire. La philosophie a alors pour fonction d'indiquer la frontière entre le dicible et l'indicible. Son but est «la clarification logique des pensées». Elle n'est pas théorie mais activité thérapeutique.
Le cinquième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il développe cette fonction de la logique, laquelle fournit a priori toutes les possibilités de combinaisons des propositions élémentaires en propositions complexes. Si l'on se donne deux propositions élémentaires, il y aura 22 = 4 possibilités de vérités, les différents opérateurs logiques retenant sélectivement certaines possibilités. Par exemple: p L q retient la première possibilité, où p et q sont simultanément vraies; p q les trois premières, où au moins l'une des propositions est vraie. Les propositions complexes sont ainsi fonctions de vérité des propositions élémentaires. Il est toutefois un cas remarquable où la structure logique de la proposition complexe est telle qu'elle est vraie quelle que soit la valeur de vérité des propositions élémentaires: tel le principe du tiers exclu: p wp. On a alors une tautologie, qui n'est pas image d'un fait particulier mais vaut pour tout fait. En ce sens, cette proposition valide ne dit proprement rien: «Toutes les propositions de la logique disent la même chose, à savoir rien.» Elles ne sont pas dénuées de sens (unsinnig) mais simplement dénuées de contenu (sinnlos).
Le sixième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il définit les mathématiques comme «une méthode logique» consistant à construire des équations par substitution. Quant au principe d'induction qui gouverne la physique, Wittgenstein lui dénie tout fondement logique en ne lui reconnaissant qu'une validité psychologique. S'il y a a priori un espace logique des faits, partant un savoir logique nécessaire, «il n'y a aucun ordre a priori des choses».
De même, les interrogations religieuses sur la vie, la mort, l'éternité... ne peuvent se dire dans des propositions, images du monde: «D'une réponse qu'on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n'y a pas d'énigme.» Ce qui ne peut se dire est logiquement dénué de sens. Il s'opère donc une véritable conversion, car le dicible avait pour fin de manifester l'indicible: «Il y a assurément de l'indicible, il se montre, c'est le Mystique.»
Le septième niveau de la philosophie de Wittgenstein
Il se compose du seul aphorisme: «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.» Le Tractatus, qui semblait relever exclusivement de la philosophie de la logique, laisse apparaître ainsi en négatif un Tractatus virtuel non écrit, qui serait un traité éthique, mystique.
La seconde philosophie de Wittgenstein
Le Tractatus tire avec éclat les conséquences philosophiques de la révolution introduite par Frege et Russell. Aucune entreprise critique ne peut désormais se déployer dans le champ de la pensée pure. La pensée se constitue dans et par un langage soumis aux règles de la logique. Comme tel, le Tractatus aura une influence décisive sur les positivistes logiques du cercle de Vienne (qui, toutefois, ne retiendront pas son «mysticisme»). Cependant, le «premier Wittgenstein» demeurait tributaire des présupposés classiques. Même si elle devient structurale et projective, la relation entre langage et monde relève encore de la représentation, et la vérité se définit toujours en termes de correspondance. De plus, même si le sujet, comme point aveugle, n'est plus fondement de la représentation, la logique, qui assume la position transcendantale en fournissant les conditions d'intelligibilité du réel comme du langage, joue le rôle de fondement. Ces derniers présupposés, qui attribuent à la logique un rôle de représentation et de fondation, seront récusés par le «second Wittgenstein».
Les «jeux de langage» selon Wittgenstein
Désormais, l'unité de signification ne réside plus dans la forme logique d'une proposition atomique qui n'aurait qu'une fonction descriptive, mais dans les règles d'usage (comportant non seulement l'emploi linguistique, mais surtout l'utilisation pratique) des signes à l'intérieur d'un jeu de langage, tels commander et obéir, inventer une histoire et la lire, traduire une langue dans une autre, etc. (Investigations). À l'approche atomiste d'inspiration logique succède une conception plus globale, fondée sur l'usage coutumier du langage naturel. Les «jeux de langage», loin de se révéler être de purs exercices verbaux, constituent des activités qui gouvernent tant les relations des hommes entre eux que leurs rapports respectifs au monde. Ainsi sont-ils dépendants d'une «forme de vie», d'une pratique sociale, historiquement et culturellement déterminée, le langage ne se composant plus de la totalité des propositions, mais d'une multiplicité ouverte de jeux de langage qui s'organisent en un réseau complexe. L'objet de la grammaire est alors de discerner des «airs de famille» entre certains jeux et, plus largement, de saisir en une «figuration synoptique» leurs relations de ressemblance et de différence. La logique, jeu parmi d'autres, perd désormais toute prétention fondatrice.
Cette transformation manifeste de la conception du langage laisse toutefois subsister dans les deux philosophies de Wittgenstein une communauté de préoccupations. Ainsi, la pensée demeure tributaire du langage. Quant à la philosophie, qui dès le Tractatus se définissait comme «activité», elle demeure une pratique d'élucidation des pièges d langage nés de confusions entre jeux de langage.
© Encyclopédie Hachette Multimedia 1998