Dégagez l'intérêt philosophique du texte suivant en procédant à son étude ordonnée :

 

SOCRATE - "J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un grand nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle d'une façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même parfois qu'on se sépare de façon lamentable : on s'injurie, on lance les mêmes insultes que l'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus. Te demandes-tu pourquoi je te parle de cela ? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer ? Alors écoute, si tu es comme moi, j'aurai plaisir à te poser des questions, sinon je renoncerai.

Veux-tu savoir quel type d'homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter. En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté que de réfuter, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que de se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-là."

 

Platon, Gorgias (457d-458a)

 

 

Le devoir du philosophe est de s'étonner de tout, de ne rien tenir pour acquis et donc de remettre en question les choses souvent arbitrairement "établies". Ainsi, pour René Descartes, "'il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toute chose en cause, autant qu'il se peut ".

C'est précisément le point soulevé par Platon dans l'extrait du Gorgias qui nous est soumis, dans lequel Socrate fait à celui-ci l'apologie de l'acceptation de la réfutation par toute personne soucieuse de progresser dans le savoir.

Nous nous efforcerons d'étudier sa pensée, exposée ici, afin d'en saisir toute la dimension philosophique et, par là, de comprendre que la sagesse passe par la remise en cause de nos convictions premières.

 

La pratique abordée par Platon est celle de la dialectique en tant qu'elle conduit celui qui s'y livre à pratiquer et à accepter la réfutation.

La question est de savoir si la réfutation n'est pas un mal (pour l'ego du réfuté) nécessaire pour acquérir une sagesse toujours plus grande, en évitant les erreurs de la pensée unique. Il s'agit ainsi au fond de se demander si le "savoir" de chacun n'a pas beaucoup, voir tout à gagner de sa remise en cause au contact critique de celui des autres.

Socrate est, en tout cas, assurément de l'avis qu'un tel contact critique est vital pour la pensée, puisqu'il estime que "aucun mal n'est plus grave pour l'homme que de se faire une fausse idée ", et donc que la remettre en question est un bienfait, puisque cela permet de l'en délivrer.

Pour faire admettre à Gorgias qu'il a tout intérêt de discuter avec lui en acceptant d'être réfuté, Socrate commence par lui exposer, en donnant des contre-exemples de dialogues avortés, les exigences d'un dialogue fructueux, dont les interlocuteurs puissent sortir enrichis au lieu de s'entredéchirer (lignes 1 à 11). Il peut alors appliquer ce qu'il vient de dire à leur propre échange, qui risquait de tourner court (lignes 11 à 17) avant de rassurer Gorgias sur ses intentions, constructives, à son égard, tout en lui laissant le choix de poursuivre ou non leur entretien (l. 17 à 26).

 

Le texte commence par un renvoi de Gorgias à sa propre expérience : "J'imagine, Gorgias, dit-il, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un grand nombre d'entretiens." Et il lui suggère ce que cette expérience aurait du lui faire découvrir : " Au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle d'une façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même parfois qu'on se sépare de façon lamentable : on s'injurie, on lance les mêmes insultes que l'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus." Le point de départ de la réflexion à laquelle Socrate va soumettre Gorgias, pour l'amener à accepter d'être lui-même bientôt réfuté, est l'évocation de deux cas de figure de dialogues qui tournent mal et ont, ainsi, valeur de contre exemples. Premier cas de figure: celui d'un dialogue qui n'aboutit pas: " les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits".

Deuxième cas de figure, celui d'un dialogue qui tourne mal : " Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle d'une façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même parfois qu'on se sépare de façon lamentable : on s'injurie, on lance les mêmes insultes que l'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus." Revenons sur chacun de ces dialogues ratés. Quelle est la raison de l'échec du premier, échec patent, puisque les interlocuteurs en ressortent sans rien avoir appris l'un de l'autre ? Il tient, dit Socrate, au fait que les interlocuteurs ont mal défini leur sujet. Nous pouvons évoquer ici un dialogue de Platon de la même époque que le Gorgias, le Lachès. Le dialogue commence par la demande de deux pères de famille qui viennent interroger Lachès et Nicias, qui est un autre stratège athénien, mais lui beaucoup plus jeune, et qui est en même temps un personnage politique, ce que n'est pas du tout Lachès. Les deux pères de famille viennent interroger ces deux spécialistes pour savoir s'il faut faire donner des leçons d'art militaire et d'escrime à leurs enfants. Et ils ont demandé à Socrate de bien vouloir se joindre à cette assemblée pour tenter de répondre à cette question. Les deux spécialistes, Lachès et Nicias, interviennent, Lachès disant que c'est complètement inutile de faire donner de faire donner des leçons de cet ordre et que l'art militaire s'apprend sur le terrain, Nicias disant au contraire que c'est tout à fait utile et que lui s'est trouvé très bien des leçons qu'il a reçues. Comme il y a une voix pour, une voix contre, et que ces pères de famille sont habitués à la démocratie, ils se tournent vers le troisième larron, qui est Socrate, en disant "bon, et bien tu vas départager, tu vas dire pour qui tu votes, et nous saurons s'il faut ou non donner des leçons aux enfants". Socrate dit: "ah non, je suis désolé, je ne procède pas comme cela. Je ne peux pas répondre à la question qui vient d'être posée, aussi directement, car je ne ferais que donner mon avis. Or mon avis, en tant que subjectivité, ça n'a aucune espèce d'importance. Non, je voudrais essayer de comprendre ce qu'on dit Lachès et Nicias". Et ils leur demande la permission de les interroger : pourquoi as-tu dit ceci, pourquoi as-tu pris tel exemple, pourquoi à ce moment-là as-tu changé de ton?" Il commence une enquête très subtile et il apparaît au bout d'un certain temps, pour tous les interlocuteurs, et par conséquent pour nous lecteurs, qui sommes en quelque sorte un interlocuteur supérieur, que Lachès et Nicias se savaient pas ce qu'ils disaient, qu'il parlaient par pur mécanisme, qu'ils avaient une idée préconçue et qu'à partir de-là ils ont fabriqué leur argumentation, mais que cette argumentation n'est absolument pas probante. Alors les deux pères de famille se retournent vers Socrate et demandent comment alors il faut faire. Il dit: " Voilà, se poser la question "faut-il faire donner des leçons d'art militaire à des enfants?", ce n'est pas une bonne question. Il faut d'abord savoir à quoi ça sert de faire donner les leçons à des enfants, et des leçons d'art militaire en particulier. Qu'est-ce que l'on veut cultiver?" Et voilà seulement enfin bien engagé le dialogue sur le sujet ! Et s'il l'est bien c'est qu'il passe par une définition claire de ce qui est en jeu, en quoi consiste, notons-le au passage, le travail philosophique. Venons-en à présent à notre second cas de figure, celui d'un dialogue qui finit en foire d'empoigne. Pourquoi au lieu de chercher ici encore " ce qui est au fond de la discussion " en vient-on aux injures et aux insultes ? Parce que, étant au départ en désaccord sur le sujet abordé, "on veut avoir le dernier mot" et l'on accuse l'autre de se tromper ou de parler confusément ! Qu'aurait-on du faire ici qui eût évité que les choses ne s'enveniment ? Il eût fallu accepter d'être soi-même réfuté pour le cas où l'on se serait trompé ou de réfuter l'autre s'il était lui-même dans l'erreur ou la confusion !

Accepter d'être réfuté: voilà bien ce que Socrate attend de Gorgias et à quoi il voulait le conduire, ce que Gorgias peut ne pas avoir compris. Aussi lui met-il, pour ainsi dire, les points sur les "i": conscient que Gorgias ne saisit pas sa motivation, Socrate interroge celui-ci afin de savoir s'il se demande "pourquoi il lui parle de cela". Socrate annonce ainsi la raison de son détour par les écueils du dialogue. Ce détour avait en effet pour but de préparer Gorgias en lui fairsant comprendre qu'il est capital d'accepter les critiques de son interlocuteur dans la mesure où elles se veulent constructives. C'est alors que l'on apprend que Socrate à l'impression que ce que Gorgias "vient de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce qu'il disait initialement, au niveau de la rhétorique". On apprend ainsi que le sujet de leur entretien était la rhétorique elle-même - ce qui, notons-le au passage, confère une importance encore plus grande au thème abordé par Platon, car comment prétendre parler de la rhétorique si on n'applique pas les règles élémentaires de tout discours constructif ? On se trouve ici dons un " mobilis in mobile", où l'on discours de la façon de discourir... On vient de reconnaître que se renfrogner à la première critique est dommageable pour la qualité de la discussion, et Gorgias n'a élevé aucune contestation. Socrate ne lui laisse pour autre alternative que d'accepter s'être critiqué, mais il le fait avec un grand tact en précisant à Gorgias qu'il a "peur de le réfuter" du fait que ce dernier puisse penser que "l'ardeur qui anime Socrate vise non à rendre parfaitement clair le sujet de leur discussion mais bien à le critiquer". On notera ici le parallélisme avec la démonstration du début du texte, puisqu'il avait été remarqué que "les interlocuteurs ont souvent du mal à définir les sujets dont ils ont commencé à discuter et à conclure leur discussion". Socrate, en affirmant vouloir "rendre clair" la question de la rhétorique veut donc d'un dialogue avec Gorgias qui soit dépourvu des défauts énoncés plus haut. On voit bien, par ce rapprochement, que la démarche de Socrate visait bel et bien à proposer à Gorgias de le réfuter sans qu'il ne prenne la mouche, ce qui aurait eu pour effet de placer leur dialogue dans le second cas de figure imaginé antérieurement, celui de la dispute.

Ce qui vient d'être dit aurait pu suffire à amener Gorgias à accepter d'être réfuté. Mais, sans doute parce qu'il estime que la fierté d'un sophiste doit encore être davantage ménagée, Socrate va rassurer Gorgias sur ses intentions en évoquant sa propre sensibilité. Il va dire à Gorgias que s'il est comme lui, il aura plaisir à lui poser des questions, et que, dans le cas contraire, il renoncera à le faire. Il ne provoque ainsi à se comporter en gentleman ! Socrate n'en oublie pas moins de tisser autour de Gorgias une toile efficace de laquelle il ne pourra se défaire, et ce avec beaucoup de tact et d'habileté. En décrivant quel type d'homme, il est qui fait qu'il aime la réfutation, Socrate place la barre au plus haut pour Gorgias qui doit, en bon sophiste, soucieux de son image de marque, se surpasser. Gorgias va être psychologiquement contraint de se ranger à l'avis de Socrate lorsqu'il dira qu'il est content d'être réfuté "quand ce qu'il dit est faux". Donc Gorgias devra faire de même s'il veut poursuivre le dialogue. Socrate avoue aimer "réfuter quand ce qu'on lui dit n'est pas vrai". Ainsi il justifie le fait de réfuter Gorgias mais est bien obligé de lui assurer en retour de souffrir d'être contredit. Toutefois, afin sans doute de ne pas être taxé de "réfuteur à tout va", Socrate affirme qu'il ne lui plaît pas moins "d'être réfuté que de réfuter" et ajoute estimer "trouver plus grand avantage à être réfuté que réfuter", ce qui place donc Gorgias dans la situation de devoir, à présent, se déclarer heureux d'être réfuté, alors même que c'est sa pratique de la rhétorique qui est remise en cause... Conscient en conséquence qu'il lui faut appuyer son point de vue, Socrate explique que "dans la mesure où on se débarrasse du pire des maux", "le faux-savoir", "il est bien plus bénéfique que d'en délivrer autrui", puisque se laisser remettre en question est un moyen d'optimiser sa connaissance afin qu'elle tende davantage vers la vérité. Si être réfuté peut faire mal, "aucun mal n'est plus grave pour l'homme que de se faire une fausse idée", que ce soit au sujet de la rhétorique et de ses techniques, comme ici, ou à tout autre sujet.

En conclusion, Socrate pose un ultimatum. À Gorgias de choisir : soit il admet être comme Socrate (position peu glorieuse au yeux d'un sophiste, celle de celui qui reconnaît se tromper), soit il admet être un mauvais dialecticien et être limité dans sa rhétorique par sa fierté de sophiste. Aucune des positions n'est avantageuse pour Gorgias, et c'est bien là toute l'habileté de Socrate: obliger le Sophiste soit à se déconsidérer soit à se soumettre à la contradiction ... Le texte s'achève là, sans révéler le choix fait par Gorgias, mais on peut supposer qu'il ne pourra que se soumettre à la critique de Socrate. Socrate (alias Platon) use donc d'une rhétorique sans faille pour faire plier Gorgias. Un premier intérêt de son argumentation en faveur de la réfutation constitutive de la dialectique se situe dans la forme et le second dans le fond.

 

La forme du discours socratique est celle d'une argumentation sans faille. Chaque mot est si méticuleusement pesé et si bien calculé qu'il contraint par la seule force du discours son interlocuteur au dialogue. On note ici toute la puissance de la dialectique puisque sans arme ni chaîne, Socrate oblige un technicien de la parole à se soumettre par la seule force de la parole. La puissance d'une telle parole est d'autant plus grande qu'elle laisse libre son interlocuteur de s'y soumettre. En présentant les méfaits d'un dialogue mal engagé, Socrate suscite un sursaut salutaire chez l'auditeur qui, intérieurement,doit penser: "Je ne serai pas ainsi". Socrate ayant défini la condition de ce sursaut dans l'acceptation de la réfutation, il est bien obligé de l'accepter... La surenchère finale à laquelle Socrate soumet Gorgias en parlant de lui-même n'était pas gratuite. On voit le double piège tendu à l'interlocuteur. Socrate propose deux buts à atteindre: ne pas être le pire (comme dans les exemples donnés) et être le meilleur (comme Socrate). Et la seule manière de les atteindre, au vu de la façon dont Socrate a présenté les choses, est de jouer le jeu de la réfutation... Cette manière de procéder trouve son application dans de nombreux domaines, notamment celui de la communication, car on voit bien ici que celui qui maîtrise l'art d'obliger son interlocuteur à se soumettre à la critique en acceptant lui-même d'y être soumis, celui autrement dit qui impose le dialogue, exerce le pouvoir... Ceci mérite d'être longuement médité dans nos sociétés où le pouvoir passe par la parole et la parole par le débat.

Le fond de la pensée socratique n'est pas non plus dénué de sens : Socrate veut faire admettre quelque chose à Gorgias et ce quelque chose est mûrement pensé et plein de sagesse. C'est dans la quête de la vérité que la thèse de Platon/Socrate trouve toutes ses implications. En effet, on l'a déjà dit, le philosophe ne veut rien tenir pour acquis car la pensée qui ne progresse pas en dépassant ses limites risque de s'enfermer dans l'erreur même si, initialement, elle pouvait sembler vraie. Et le meilleur moyen d'éviter le "pire des maux", comme l'appelle Socrate, est de confronter son peu de savoir à celui des autres afin de le réajuster, de le corriger, pour qu'il tente de s'ajuster à la réalité, un peu comme une courbe statistique se rapproche d'une asymptote à mesure que la taille de l'échantillon augmente. Un intellectuel qui se barricaderait dans ses certitudes serait coupable d'inertie. C'est bien un devoir pour tout penseur d'accepter et de rechercher la réfutation.

Donnons raison à Socrate ! N'oublions pas toutefois l'esprit qui doit présider à la réfutation. Un esprit ouvert, soucieux de vérité, humble toujours. Platon, dans les premiers dialogues, se sert de Socrate pour réfuter la pensée des Sophistes. Le fait-il toujours en étant lui-même fidèle à l'état d'esprit socratique ? Pensons à l'Hippias majeur. Platon s'en prend à Hippias qu'il ridiculise avec ses réponses apparemment stupides, en les réfutant sans égard pour leur bon sens fondamental, sans chercher à en dégager la part de vérité. On ne saurait certes définir la beauté en disant que c'est une belle fille. Mais est-ce si insensé de donner à penser la beauté en évoquant une belle jeune fille ? N'est-elle pas une beauté qui nous donne une idée de ce qu'est la beauté? Ne disons-nous pas qu'elle est belle parce que nous avons plaisir à la regarder. Socrate fera-t-il mieux lorsqu'à cours d'hypothèse il définira la beauté comme étant ce qui plaît à la vue et à l'ouïe ? S'il est bon de réfuter il est bon néanmoins d'écouter ce qui se dit de bon à penser dans ce que les autres disent.

 

S'il paraît évident, à la lumière de la démonstration socratique du Gorgias, que se laisser réfuter est un bienfait considérable, c'est parce que cela permet d'éviter de s'enfermer dans son propre savoir. Car si l'on n'accepte pas la remise en cause, c'est tout dialogue que l'on refuse en s'isolant, au risque de perdre son humanité. L'homme est perfectible. Encore faut-il qu'il prenne les moyens de se parfaire en acceptant d'être corrigé. Mais à vouloir trop corriger ne risque-t-on pas parfois de perdre le sens enfui dans la parole que l'on cherche à réfuter ? Socrate, du moins, montre que la dialectique peut sauver la rhétorique. Par sa parole soucieuse de convaincre, respectueuse de la liberté de son interlocuteur, il arrive à contourner l'obstination de Gorgias qui, en d'autres temps, aurait refusé de se laisser réfuter. Outre le fait de faire passer son message philosophique, il sauve donc Gorgias de lui-même.L'acceptation et la pratique de la réfutation semblent donc incontournables pour qu'un homme puisse prétendre avoir droit à la parole. Nulle époque peut-être mieux que la nôtre ne devrait être disposée à entendre cette vérité première que Platonnous rappelle. Encore faut-il qu'un excès d'esprit critique de lui fasse tourner le dos à la vérité !

 

Amandine Delecroix,
élève de T. ES en 2000-2001 au lycée Saint-Pierre-Chanel de Thionville,
revue et corrigée par Michel Pérignon

 
Michel PERIGNON